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Érudit es un consorcio interuniversitario conformado por la Université de Montréal, la Université Laval y la Université du Québec à Montréal. Su misión es la promoción y la valorización de la investigación. Érudit ofrece servicios de edición de documentos científicos desde 1998. comuníquese por favor con el equipo de Érudit en : [email protected] Artículo Marc Angenot Études françaises, vol. 13, n° 1-2, 1977, p. 11-34. Para citar la versión digital de este artículo, utilizar la siguiente dirección: http://id.erudit.org/iderudit/036642ar Nota: Las reglas de escritura de las referencias bibliográficas pueden variar según los diferentes dominios del conocimiento. Este documento está protegido por la ley de derechos de autor. La utilización de los servicios de Érudit (comprendida la reproducción) se rige por su política de utilización que se puede consultar en el URI http://www.erudit.org/documentation/eruditUserPolicy.pdf Documento descargado el 5 febrero 2010 « Présupposé, topos, idéologème »

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  • rudit es un consorcio interuniversitario conformado por la Universit de Montral, la Universit Laval y la Universit du Qubec Montral. Su

    misin es la promocin y la valorizacin de la investigacin. rudit ofrece servicios de edicin de documentos cientficos desde 1998.

    comunquese por favor con el equipo de rudit en : [email protected]

    Artculo

    Marc Angenottudes franaises, vol. 13, n 1-2, 1977, p. 11-34.

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    Prsuppos, topos, idologme

  • PRESUPPOSE"TOPOSIDOLOGME

    MARC ANGENOT

    I. LA PRESUPPOSITION

    Nous voudrions rapprocher dans les pages qui suivent latopique d'Aristote ou thorie des lieux opinables, la sman-tique de la prsupposition et certaines procdures d'interpr-tation des systmes idologiques . La thorie aristotliciennedu discours persuasif nous semble complmentaire des recher-ches contemporaines sur le prsuppos et ces recherches, leurtour, peuvent servir la critiquer et la remotiver.

    L'analyse logique de la prsupposition trouve son originedans les recherches de Frege (1892) ; ce n'est qu'au cours desdernires annes qu'elle a t prise en considration dans lasmantique franaise, notamment avec les travaux de R. Zubertet O. Ducrot qui s'appuient sur les analyses classiques deslogiciens d'Oxford (Austin, Searle, Collingwood, Strawson) etdonnent au problme de nouveaux dveloppements. Ils tententde l'articuler avec la linguistique contemporaine et d'en mon-trer la pertinence pour une thorie des formes discursives, touten clairant la question controverse des rapports entre logiqueet langages naturels.

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    Rappelons d'abord la dfinition classique mais obscurequ'O. Ducrot reprend des travaux d'Austin et Searle :

    Les prsupposs d'un nonc, ce sont les conditions quidoivent tre satisfaites pour que l'nonc remplisse lafonction laquelle il prtend 1.Ainsi, pour reprendre des exemples tout aussi classi-

    ques , l'nonc il a cess de battre sa femme implique unautre nonc, non pos mais que je ne puis disjoindre du pr-cdent, dont le statut opinable est insparable :

    Autrefois il battait sa femme.De la phrase :

    Tous les enfants de Jones sont endormis,je suis invitablement amen tirer la prsupposition :

    Jones a des enfants.Il ne s'agit videmment ici ni d'extrapolation ni de con-

    jecture. Les propositions sous-jacentes sont eoextensives laproposition initiale. Elles ne sont pas le rsultat d 'inferencesprobables mais appartiennent la littralit de l'nonc autantque ce qui est pos par celui-ci.

    L'tablissement du prsuppos est, pour le linguiste, ind-pendant des vicissitudes de la ralit empirique.

    Pour Russell, l'nonc le roi de France est chauve n'tait logiquement acceptable que si ses prsupposs il ya un roi de France , il n'y a pas plus d'un roi de France , il n 'y a rien qui soit roi de France et qui ne soit pas chauve taient tous les trois vrais. Une telle proccupation touchantle statut ontologique de l'nonc parat sinon trangre O.Ducrot, du moins trop restrictive. Pour lui, le problme de laprsupposition est envisager dans le champ de la communi-cation linguistique et non selon une relation de la parole laralit empirique.

    Le prsuppos se prsente commeune vidence, comme un cadre incontestable o la conver-sation doit ncessairement s'inscrire, comme un lment

    1. Ducrot, Vire et ne pas dire (Hermann, 1972), 41.

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    de l'univers du discours. En introduisant une ide sousforme de prsuppos, je fais comme si mon interlocuteuret moi-mme ne pouvions faire autrement que de l'accep-ter. (...) Le prsuppos est ce que je prsente comme com-mun aux deux personnages du dialogue, comme l'objetd'une complicit fondamentale qui lie entre eux lesparticipants la communication 2.Le prsuppos, au mme titre que le pos, fait partie dela signification littrale des noncs. C 'est justement cetteintroduction de l'implicite l'intrieur du littral quinous semble l'intrt principal de la notion de prsuppo-sition pour une thorie gnrale de la langue 3.Nous chercherons montrer comment la relation entre

    lieu commun et enthymme chez Aristote est analogue l'co-nomie prsuppos/pos, dont elle constitue un cas particulieressentiel mais mal isol; comment la thorie de Vopinable chezle Stagirite peut contribuer tablir une critique de l'idolo-gie ; comment, enfin, les notions de prsuppos, de topos et demaxime idologique s'appellent l'une l'autre et constituent lesfondements d'une critique du discours social.

    IL LA THOEIE DES LIEUX COMMUNS OU TOPIQUE Depuis l'Antiquit, on runit sous le nom d'Organon ou

    de Logique, six traits d'Aristote dont il n'est pas sr qu'ilspossdent l'unit qu'on leur prte.

    Ces traits sont les suivants : les Catgories, VHermneia,les deux Analytiques, la ou les Topique (s), et les Rfutationssophistiques.

    On notera que la Rhtorique, qui traite galement de lalogique du probable et reprend la plupart des conceptsconsidrs dans les Topiques ne figure pas dans cette liste. Parcontre, la logique du probable y semble rattache la logique formelle du ncessaire, expose dans les Analytiques.

    La Topique tudie les lieux communs (TOTTOI Kot^ot,latin Sedes argumentorum) et leur fonction dans l'argumen-tation dialectique.

    -J. D.3. D, 24.

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    De tous les traits de VOrganon, la Topique est l'viden-ce celui qui, ds l'Antiquit, a t le plus mal compris. partir de Cicron, l'analyse topique est pervertie par un con-tresens majeur sur son objet, sa finalit et son intrt pratique.La thorie des lieux communs se ramne trs tt de vainestaxinomies thmatiques dont l'intrt est nul. Elle tombe endiscrdit ds l'poque classique. Les commentateurs y aperoi-vent essentiellement un rpertoire de thmes destins allgerla mmoire et stimuler la recherche des preuves. Bien deslogiciens modernes semblent encore prisonniers de cette contre-interprtation. Parmi tous les commentaires modernes, c'estencore la courte thse de M. Thionville, 1854 , qui meparat rendre compte le plus adquatement du projet aristot-licien et exposer de faon claire la nature des lieux communset l'intrt thorique et pratique de leur description.

    En nous inspirant de Thionville, nous proposerons la dfi-nition suivante : Aristote appelle lieu , toute proposition,irrductible logiquement une autre, sous-jacente un noncpersuasif, autrement dit, les vrits probables sous leur formela plus gnrale considres comme lments constitutifs detout raisonnement dialectique.

    Prenons trois propositions vraisemblables, fort diffrentespar leur thme et leur expression :

    1 Si la vertu est dsirable, ce qui est non dsirable nepeut tre vertu (Top., II, 8).2 Si les hommes croient facilement les mensonges, onadmettra qu'ils hsiteront par contre croire la vrit(EUt., II, 23).3 Etre temprant est bon, s'il est nuisible d'tre intem-prant (Rht., II, 23).On admettra, selon Aristote, que le caractre opinable se

    dtermine dans une proposition plus gnrale, smantiquementvide, que tout homme raisonnable est cens accepter sansdmonstration :

    Si un accident est une chose, la ngation ou le contrairede la chose est probablement la ngation de l'accident.

    C'est ici un lieu, en l'occurrence le lieu des contraires .

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    Une telle proposition complexe articule deux prdicatscorrls. Elle a de prime abord une allure qui n'est ni celle dela vrit ni celle de la fausset mais d'un domaine moyen dirait-on, qui serait celui du vraisemblable, de l'opinable. Si jepuis admettre qu'en effet la propension accepter les men-songes est un trait de l'humanit, je tiendrai pour galementopinable l'autre membre de l'nonc.

    La probabilit de cette proposition n'est pas lie auxcontenus smantiques particuliers (l'homme, la vrit, le men-songe) mais, d'une part, la relation qui est postule entreles constituants (mensonge vs vrit) et la prsence d'unestructure relationnelle dont la proposition n'est qu'une desinnombrables actualisations possibles.

    Il ne s'agit cependant pas d'quations logiques pures etsimples, mais de schemes gnraux reliant la logique lastructure du rel.

    L'enthymme, pour Aristote, est toute proposition proba-ble affleurant au niveau littral du discours, dont le statutopinable drive d'un lieu en lequel elle s'appuie.

    La validit de l'enthymme est dans sa conformit auscheme topique dont il drive et dans la compatibilit descontenus smantiques investis.

    Les notions d'enthymme et de lieu s'appellent doncrciproquement.

    La plupart des lieux et, en particulier ceux qui impliquentun jugement de valeur {lieux axiologiques) ou un passage del'tre au devoir-tre, de l'ontique au dontique (lieux prati-ques), semblent constituer pour Aristote des vrits anthro-pologiques, irrductibles elles aussi, sans qu'une frontire netteapparaisse entre les lieux quasi-logiques (selon l'expressionde C. Perelman) et les axiomes culturels plus spcifiques.

    Quant la nature de ce probable , qui, distingu duvrai et du ncessaire, semble immanent ces schemes htro-gnes elle n'est pas vraiment lucide. Le probable est ce quiincline opiner l'homme raisonnable, cette fiction qu'est

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    F auditoire universel. C'est quelque chose de plus quel'opinion gnrale qui peut errer et de moins contrai-gnant que la vrit.

    Bn distinguant ct de la logique du vrai, une catgorieintermdiaire qui rgit le discours ordinaire des hommes,Aristote introduisait une problmatique trs embarrassantepour tous les idalismes philosophiques, et mconnue aprs luipour cette raison.

    Aristote a cherch dcouvrir en quoi consiste un raison-nement dans le discours ordinaire, ce qui confre l'nonc unstatut de probabilit, indpendamment de sa conformit laralit rfrentielle, ou de son adquation la norme gram-maticale.

    Il a cherch ensuite permettre au rhteur de reprerdans son propre discours et surtout dans celui de l'adversaireces schemes premiers en quoi on peut convertir les raisonne-ments concrets. Ceci lui permettra de distinguer sous l'noncpremier les principes informuls qui lui confrent ou non unequalit opinable afin de mettre en cause ces postulats eux-mmes et non la proposition particulire qui en dcoule. LaTopique permet enfin l'orateur de tirer de peu de donnesun grand nombre de raisonnements, en insrant ces donnesdans les divers schemes pertinents leur dveloppement (cf.Top., VIII, 14 1).

    Il faudrait rapprocher la Topique de la thorie du Vrai-semblable (eicov) qui apparat dans la Potique. C'est unmrite d'Aristote que d'avoir identiquement tabli la techni-que de la parole dmonstrative et de la fiction narrative surun certain code intertextuel sous-jacent, dpos dans l'espritdes hommes par la tradition, les Sages, la majorit, l'opinioncourante, etc. Le TOTTO et VCIKOV sont de mme nature;ils formulent les principes directeurs d'analyse de ce queaujourd'hui on nomme idologie4.

    4. Barthes, L'Ancienne rhtorique, Communications, 16: 1970et Critique et Vrit, 14.

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    La thorie des lieux est essentiellement une rflexion surl'implicite, dans son double caractre occult et rgulateur.Elle dvoile la nature du non-dit, de ce qui va de soi maisce sans quoi le dicible serait priv d'intelligibilit.

    Le vraisemblable, ne s'exprime gure dans des dclarationsde principe. Etant ce qui va de soi, il reste en de detoute mthode, puisque la mthode est au contraire l'actede doute par lequel on s'interroge sur le hasard ou lanature 5.

    III. LE LIEU COMMUN COMME PRSUPPOSLa relation entre l'enthymme comme proposition opina-

    ble particulire et le topos sous-jacent est un cas particulier dela relation de prsupposition. ce niveau, convergent intelli-gibilit linguistique et intercomprhension idologique. C'estl'intrt eminent du concept de prsupposition que de permet-tre de tels rapprochements.

    Dans l'expos programmatique qui ouvre La Preuve et ledire, O. Ducrot ne nglige nullement la possibilit d'inscrireles lieux communs comme types de prsupposs discursifs.

    Il les qualifie de principes de raisonnement particu-liers et donne comme exemple d'organisateur dialectiquepossible un proverbe comme qui veut la fin veut les moyens (P. 79).

    Cependant, ses hypothses restent ici assez peu dvelop-pes. Dans Dire et ne pas dire, rflchissant au rle de donc ,terme par excellence dialectique, il montre bien que l'nonc X donc Y implique un nonc Z, tenu simultanment pourvrai, qui permette X Y. (p. 7) :

    Untel est venu me voir, il a donc des ennuis,prsuppose une majeure

    chaque fois qu 'Untel vient me voir, c 'est qu 'il a des ennuis.Toutefois, cette proposition n'est pas un lieu mais,

    5. D, 13.

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    tant restreinte un sujet individuel, une propositionsynthtique totalisant une exprience propre au seul noncia-teur. Elle n'est opinable qu'en fonction de la confiance quel'allocutaire peut avoir dans l'nonciateur et dans sa capacitde synthtiser des probabilits empiriques.

    Les propositions qui ont servi plus haut Ducrot commeexemples de prsupposs avaient toutes ce caractre d'tre despropositions de fait, jugements particuliers, assertoriques etsynthtiques, si on suit les catgories de Kant ( le roi deFrance est chauve , les fils de Jones sont endormis ).

    Les propositions qui articulent un texte persuasif, propo-sitions auxquelles les noncs factuels ne servent que de mat-riau, sont d'un autre type. Elles assertent une vrit opinablegnrale et ne renvoient pas une vrification empiriquedirecte. Ce sont elles que, selon Aristote, nous appelons desenthymmes. C 'est de tels noncs que nous tenterons mainte-nant de dcrire.

    IV. ENTHYMME ET NON-DITOn appellera discours enthymmatique, tout discours dont

    les units fonctionnelles, analogues au narrme pour lercit, sont des enthymmes. L'ensemble des genres quirelvent de la littrature d'ide , essai, polmique, pam-phlet, manifeste, etc., pourrait donc entrer dans cette classi-fication.

    Dans le discours enthymmatique, l'essentiel est ce quin'est pas dit : les propositions rgulatrices sous-jacentes auxnoncs. Ces propositions rgulatrices sont des lieux, desmaximes idologiques dont l'extension est limite des champsdiscursifs clos doublant des pratiques sociales isolables (lieuxparticuliers) ou au contraire dont la porte est trs gnrale,au point de sembler correspondre des rgles anthropologiquesuniverselles (lieux communs). Ces propositions affleurentrarement dans le discours ; elles relvent d'une vidence ido-logique qui n'est pas perturbe par les dbats qu'elle engen-dre et qui ne semble pas vulnrable aux rfutations qui sontopposes aux propositions drives.

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    II suffit de lire un essai, une chronique polmique, unplaidoyer, un pamphlet, une homlie pour se rendre compteque ces discours divers titres persuasifs ne se prsen-tent qu'exceptionnellement, du moins en surface du texte,comme un enchanement de raisonnement, de syllogismes, com-me ce que l'ancienne rhtorique nommait un sorite (ensemblede syllogismes mis bout bout) ou un pichrme (inclusionde syllogismes). Pour reconstituer une logique dmonstrativesatisfaisante, l'analyste doit suppler un trs grand nombred'noncs intermdiaires; la force persuasive de la plupart destextes opinables est dans leurs lacunes, dans ce qu'ils ne disentpas expressment.

    Si l'argument est pos dans le discours o il opre untravail de vridiction, son propre degr de probabilit semesure aux propositions sous-jacentes dont il drive, ou plusgnralement parlant, un ensemble de prsupposs dont ilapparat comme la transformation.

    L'enthymme relve exclusivement de la logique du pro-bable ; la rgle discursive essentielle en est que les prsupposset les pralables des ensembles nonciatifs n'apparaissent quecomme une norme rgulatrice toujours absente dans un dis-cours qui ne rgresse jamais la mise en lumire critique deses principes et la circonscription de leur champ de validit.

    On trouve dans Scandale de la vrit de Bernanos lasentence suivante :

    II est des femmes pour qui l'impuret reste une nigmerepoussante, on ne saurait les dire pures.

    Quelques lignes plus bas, on relve une autre propositionconnexe :

    Pour tre un hros, il faut avoir au moins une fois danssa vie senti l'inutilit de l'hrosme, (...) rconcili sonme avec l'ide de la lchet 6.

    6. Scandale de la vrit >, Essais et crits de combat (Gallimard,1972), 580-581.

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    Le caractre opinable de ces deux propositions homologuesest situ dans un lieu plus abstrait, que toutes deux elles pr-supposent, savoir qu 'un mrite se mesure au risque couru dedmriter, que sans risque il n'est pas de vertu. La rflexionsur la puret et sur l'hrosme fait donc appel un postulatplus gnral et cette rflexion n'est admissible qu'autant quel'axiome initial mme est admis.

    Il est du reste possible d'liminer la composante moralepour aboutir un tour encore plus abstrait :

    II n'est pas de valeur sans possibilit de dvaluation,de quoi drive par le Lieu des Insparables une srie de corr-lats, ainsi de dire que la valeur est, ds lors, proportionnelleau risque affront.

    Autre exemple du passage du lieu l'enthymme, tircette fois d'un pamphlet rpublicain de Benjamin Constant :

    On n'aime pas les institutions dont on perscute ou donton insulte les auteurs 7.

    Ce propos nonce dj une rgle gnrale dont le pam-phltaire tire une srie de consquences particulires sapolmique. Toutefois, l'opinabilit de la sentence peut seramener une rgle implicite.

    Elle s'noncerait comme suit :II faut traiter de mme faon des phnomnes indisso-ciables

    (variante de la rgle de justice en topique dontique). Par laliaison que l'opinion tablit entre l'acte et la personne, lesinstitutions et leurs fondateurs sont indissociables.

    Ds lors s'il faut aimer la Rpublique (proposition admiseantrieurement par un autre jeu de prsuppositions), il fauten aimer les fondateurs. A cet argument, Benjamin Constanten adjoint un second, l'opinable s'tayant par des argumentscontigus :

    7. Constant, Des ractions, 42-43 in Pamphlets 1796-1822, recueilfactice, (Bruxelles, JB. Beg. II, 23968).

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    Honorez avec nous les fondateurs de la rpublique; neprofanez pas les tombeaux de ceux que les tyrans immo-lrent.En liminant la modalisation imperative, on trouve la

    rgle dontique : il ne faut pas profaner les tombeaux deceux que les tyrans immolrent.

    On peut clarifier cette rgle en ramenant ses membres leur dnominateur smantique commun :

    II faut respecter ceux que nos adversaires ne respectentpas.

    (Dans le contexte, profaner les tombeaux est une mtony-mie hyperbolique qui revient ne pas honorer . Aucuneprofanation concrte n'est reproche par le polmiste quiconque.)

    Le tout peut alors se circonscrire dans le lieu sous-jacent : il faut traiter de faon contraire ce que l'adversaire traited'une faon donne .

    C 'est ici la rgle la face la plus large qui rgit l'opina-bilit du propos.

    Retrouver les lieux derrire les propositions de surfacerevient donc reconstituer pour le texte une tout autreatmosphre, d'autres dterminations, une stratgie active maisinvisible qui appartient pourtant la littralit du discours.

    V. LIEUX (X)MMUNS ET IDOLOGIELes lieux communs sont pour Aristote des entits suscep-

    tibles d'tre utilises pour entraner la conviction de touthomme de bonne volont clair des lumires de la raison.

    Son but tait d'enlever aux raisonnements une diversitqu'il ne croyait qu'apparente. Il s'agissait de rattacher tousles raisonnements si varis et inconcilables qu'ils parussent, des propositions rgulatrices universellement acceptables. L'ac-cord qui se faisait dans un auditoire donn n'tait plus alorsalatoire ou circonstanciel : cet accord n'tait que la ralisationd'une entente prexistant dans la sphre rationnelle sur une

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    srie d'axiomes qu'on pourrait qualifier d'anthropologiques :on ne peut vouloir une chose et son contraire ; le difficile vautmieux que le facile, toutes choses gales ; il ne faut pas trahirles siens; il est vraisemblable qu'une mre aime son fils...

    En relativisant la Topique, en l'affirmant pour ce qu'elleest : une rflexion sur des invariants culturels propres unesocit donne, nous altrons non seulement les principes maisaussi les buts qui justifiaient l'entreprise d'Aristote sespropres yeux.

    C. Perelman nomme argumentation quasi logique celle qui s'efforce de mouler les arguments dans les schemesde la dmonstration logique ou mathmatique 8 .

    Il distingue cette argumentation de celle fonde sur la structure du rel . En ralit, tous les lieux semblent driverd'une certaine formalisation de l'exprience sociale. Simple-ment, certains lieux prsentent une aire d'application quasiuniverselle : leurs lments composants tant des classes trsgnrales, substance/accident, antcdent/consquent, par-tie/tout, cause/effet. D'autres sont plus spcifiques faisantintervenir des notions irrductiblement anthropologiques :personne/acte, acte/puissance, volont/possibilit, difficul-t/facilit. D'autres encore sont strictement dtermins pardes postulats propres une civilisation donne : ce sont ceux-lqui frappent le moderne, tent peut-tre de recevoir la plupartdes lieux comme opinables mais incapable d'admettre parexemple la rgle selon laquelle on peut tirer du nom que porteun individu une preuve en sa faveur ou en sa dfaveur.

    Pour Aristote, au contraire, l'opinable n'est pas soumis des variations historiques qui ne sont mme pas souponnes :l'argument par l'tymologie est donc aussi valide quel'argument de tiers-exclu.

    S'il existe une logique naturelle qui transcende les po-ques, les ethnies et les classes, les axiomes de cette logique

    8. C. Perelman, Le Champ de Vargumentation (Bruxelles, P.U.B.,1970), 58.

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    sont, dans la Topique, mls d'autres axiomes plus relatifs,certains aberrants nos yeux.

    Parmi les lieux aristotliciens qu'il n'est pas possible derapporter des quations logiques lmentaires, certains rel-vent de maximes thiques ou pratiques d'une application signrale qu'ils semblent s'identifier aussi des invariantstranshistoriques. Le lieu axiologique qui affirme la suprioritprobable du difficile sur le facile peut passer pour un de ceux-l, alors mme qu'il vient l'esprit d'innombrables moyens derfuter cet axiome.

    On trouverait sans peine dans notre socit des lieux d'uneporte extrmement gnrale et d'une force persuasive cons-tante qui, absents chez Aristote, se voient remplacs par desrgles toutes contraires. Aristote tient pour probable quel'ancien, le traditionnel, l'prouv, est suprieur au nouveauet l'indit. Pour nous, le lieu du Progrs qui proclamela prcellence du nouveau sur ce qui l'a prcd ou sur ce qu'ila rendu dsuet serait au contraire un axiome reu universelle-ment, quoique les drivations qu'on en tire et les critres qu'onlui applique aient pu varier et varient selon les visions dumonde et les groupes sociaux.

    Pour la psychanalyse triviale, c'est par attraction-dn-gation du crime qu'on choisit de devenir criminologue, commeon devient sexologue pour n'tre pas rotomane. Un principed'ambivalence qui s'est progressivement impos l'opinioncourante, contredit ici la logique traditionnelle.

    VI. LIEUX ET MAXIMES IDOLOGIQUESLe champ de pertinence des lieux les plus gnraux

    selon Aristote est, en principe, universel. C'est--dire qu'il estpossible d'en faire driver une infinit de propositions appli-ques des phnomnes trs diffrents, pour peu que leursrelations entrent dans le moule formel que constitue laproposition initiale.

    Cette polyvalence fonctionnelle des lieux n'entre pas encontradiction avec le caractre de relativit historique que

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    nous avons constat. Elle provient de la faible comprhensionet de la grande extension des lments qui les constituent.

    Les systmes idologiques peuvent cependant tre traitscomme un ensemble de maximes topiques relies les unes auxautres selon des paradigmes.

    On peut dire de tout systme d'ides qu'il est un ensemblede maximes dont les circonstances sociales clairent lasource, c'est--dire la destination9.Ces idologmes fonctionnent, l'instar des lieux

    aristotliciens, comme des principes rgulateurs sous-jacentsaux discours sociaux auxquels ils confrent autorit et coh-rence.

    Il n'a pas de solution de continuit entre les propositionsqui, selon Aristote, dterminent l'opinable et les rgles tho-rico-pratiques que l'analyse idologique permet d'extrapoler.Les lieux de l'ancienne rhtorique ne sont que les plusgnraux des idologmes , ceux dont la pertinence histori-que est la plus durable en mme temps que le spectre d'appli-cation en est le plus large.

    Nous appellerons idologme toute maxime, sous-jacen-te un nonc, dont le sujet circonscrit un champ de perti-nence particulier (que ce soit la valeur morale , le Juif , la mission de la France ou l'instinct maternel ).

    Ces sujets sont dtermins et dfinis uniquement parl'ensemble des maximes o le systme idologique leur permetde figurer. Leur statut opinable s'identifie la confirmationd'une reprsentation sociale qu'ils permettent d'oprer.

    Si les lieux les plus gnraux attirent le plus volontiersnotre attention, il y a nanmoins un intrt indniable l'examen de lieux plus particuliers qui prvalent dansdiverses socits et qui permettent de les caractriser 10.

    Les anciens traits de rhtorique, quoique aveugles la rela-tivit historique des rgles et axiomes sociaux, distinguaient

    9. P. Bnichou, Morales du grand sicle (Gallimard, 1948), 365.10. C. Perelman, & O. Tyteca, La Nouvelle rhtorique. Trait de

    Vargumentation (Paris, P.U.F., 1958), I, 114.

    pabloalbertoniResaltado

    pabloalbertoniResaltado

    pabloalbertoniResaltado

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    l'occasion les propositions vraisemblables d'un contenu sman-tique assez particularis, des TOTTOL les plus abstraits.

    Il est vrai-semblable qu'une Mre aime son fils, qu'unhomme qui se porte bien aujourd'huy vivra jusqu'demain, qu'un meurtre ou un vol commis dans une maisona t fait par les gens qui taient n .

    Les trois exemples qui prcdent, voqus dans la Rhto-rique de Gibert (xviiie s.) ne renvoient videmment pas unemme nature de l'opinable. Leur degr d' vidence permetde les rapprocher de la topique, quoique le vraisemblable empi-rique et moral qui s'y exprime soit distinct de la logiquenaturelle qui appuyait certains relevs d'Aristote.

    Gibert est conscient du fait que de telles maximes servent, l'instar des lieux , d'lments prsupposs des noncsdivers qui s'appuient sur elles sans avoir les noncer expres-sment. Cette femme n'a pu agir que pour le bien du plai-gnant, puisqu'elle est sa mre : un tel enthymme tire sonautorit opinable du premier des exemples cits.

    Il est possible de traiter tous ces cas de faon identique :d'une phrase l'autre, d'un texte l'autre, par rductionssuccessives, on parviendra constituer des ensembles corrlsd'axiomes analogues, toujours implicites, ensembles idologi-ques dont l'analyse englobante devrait permettre ensuite dedfinir la fonction sociale, les limites historiques et les trans-formations successives.

    O. Ducrot lui-mme signale qu'en largissant la notion deprsupposition, on peut aboutir y inclure tout ce qui indiquela prsence de l'idologie dans le discours :

    on peut chercher dans tout texte le reflet implicite descroyances profondes de l'poque : on entendra par l quele texte n'est cohrent que si on le complte avec cescroyances 12.

    11. B. Gibert, La Rhtorique ou les rgles de l'loquence (Paris,1730), 1,77.

    12. Ducrot, op. cit., 13.

  • 26 tudes franaises 13,1-2

    Ainsi, dans la phrase :II est rpublicain mais honnte,

    le mais ne s'explique que par l'exception qui dmarque uncas particulier de la maxime idologique (prsuppose) :

    les Epublicains sont malhonntes.Une telle maxime est donc ncessaire l'intelligence de l'non-c qui en dcoule. Cet nonc n'est pas idologique en cequ'il pose expressment. L'idologie est absente de la surfacedu discours et l'analyste cherchera toujours plus profond-ment les connexions qui hirarchisent entre elles les maximesprsupposes 13.

    Charles Pguy, dans un passage clairant, o il se rem-more les premiers temps de son combat en faveur de Dreyfus,indique la fonction et le rle des maximes idologiques mieuxque nous ne pourrions le faire :

    les uns et les autres, crit-il, [anti-dreyfusards et dreyfu-sards], autant qu'il me souvienne, nous avions un postulatcommun, un lieu commun, c'est ce qui faisait notre digni-t, commune, c 'est ce qui faisait la dignit de toute cettebataille, c 'est ce qui fit bientt notre force, et cette propo-sition commune initiale, qui allait de soi, sur laquelle onne discutait mme pas, sur laquelle tout le monde tait,tombait d'accord, dont on ne parlait mme pas, tant elleallait de soi, qui tait sous-entendue partout, qu 'on a honte dire, tant elle allait de soi, c'tait qu'il ne fallait pastrahir, que la trahison, nommment la trahison militaire,tait un crime monstrueux 14.On voit ici ramasss en quelques lignes tous les aspects

    que nous avons cherch dcrire :1. La maxime idologique est un prsuppos du discours (un

    postulat commun, un lieu commun ).2. Son reprage est indpendant de sa ralisation superficiel-

    le. En surface, certains noncs disent : Dreyfus est unmartyr innocent; d'autres : pour avoir t condamn

    13. D, 129.14. Pguy, Notre Jeunesse (Paris, 1910).

  • Prsuppos, topos, idologme 27

    si lgrement, il fallait que le tratre ait bien des appuis .Ces variations n'altrent pas le prsuppos.

    3. Le prsuppos idologique est commun aux interlocuteurs,quelles que soient leurs divergences ultrieures.

    4. Le prsuppos est de Tordre de l'vidence, il est actif maisabsent du discours mme, parce qu'il ne requiert pas dedmonstration.

    5. La maxime il ne faut pas trahir circonscrit un champde validit qui lui est immanent (celui de la morale civi-que). C'est en quoi elle se distingue des lieux communsquasi-logiques.

    C'est reprendre ici l'hypothse formule notamment parMichel Foucault. L'unit du discours n 'est pas dans la coh-rence visible et horizontale des lments forms ; elle rside bienen de, dans le systme qui rend possible et rgit une forma-tion 15 .

    Dans la Grande peur des bien pensants, George Bernanosretrace la carrire d'Edouard Drumont. vingt ans, Drumontest rpublicain et athe militant. Cette constatation de faitprend dans la biographie la forme suivante :

    Drumont n'est pas encore chrtien. Mais il est de vieillerace franaise.

    Cet nonc surprenant ne s'explique qu'en postulantun prsuppos vident : il y a une affinit ncessaire entre larace franaise et le christianisme . De ce prsuppos on peuttirer, les contraires ne pouvant exister dans le mme sujet, que l'athisme de Drumont jeune n'est qu'apparent ou illu-soire, accidentel en tout cas, puisque contraire son essenceraciale. Le discours enthymmatique apparat comme une sortede collimateur factuel : point n'est besoin de nier les faits carle point de vue sous lequel on les considre est insparable deleur assertion. L'athisme de Drumont n'est donc pas vacu

    15. L'Archologie du Savoir (Gallimard, 1969), 94.

  • 28 Etudes franaises 13, 1-2

    du discours, mais il est peru selon une logique sous-jacentequi le rend acceptable et il finit par venir renforcer paradoxa-lement la dmonstration.

    Le prsuppos lui-mme race franaise/christianisme ,n'est pas considrer isolment : il tire sa force persuasived'une rgle plus gnrale encore. Cette rgle pose que les don-nes de fait qui semblent se rapporter l'histoire des individus,des groupes, des civilisations trouvent leur raison d'tre dansdes constantes biologiques et raciales transhistoriques.

    On aboutirait ainsi des axiomes cls qui forment le noyaude formations idologiques donnes.

    H. Rochefort, vers 1869, s'en prend semaine aprssemaine, dans la Lanterne, Bonaparte et ses proches. Si dslors il se prsente comme rpublicain , il importe pourtantde constater qu'un argument frquent chez lui est de reprocher Napolon III, Morny et d'autres, rillgitimit de leurnaissance. Un tel mode d'attaque, mme s'il favorise objecti-vement le parti rpublicain, suppose une rgle axiologiquejamais nonce selon laquelle la qualit de la naissance dter-mine le mrite des individus.

    Ici, le marquis de Rochefort-Luay, mme s'il croit lutterpour la Rpublique, contredit sa position apparente et laissevoir l'aristocratisme foncier qui dtermine ses jugements.

    VII. CARACTRE IMPLICITE DES RAISONNEMENTSNon seulement les prsupposs permettent de construire

    le systme idologique du discours mais leur mise en lumireest indispensable si l'on veut seulement rendre intelligiblescertains raisonnements et les lments qui les composent.

    Nous prendrons une phrase au hasard dans un texte pol-mique, en l'occurrence un article d'Albert Camus, repris dansActuelles.

    Camus, pour illustrer les reproches qu'il adresse l'pu-ration pratique en France aprs la libration, voque le cas

  • Prsuppos, topos, idologme 29

    de Ren Grin, pacifiste de longue date, collaborateur Vuvre avant et aprs la dfaite et condamn pour faits decollaboration. Il conclut par ces mots :

    On ne punit pas de travaux forcs quelques articles litt-raires, mme dans les journaux de l'Occupation. Pour lereste, la position de Grin n'a jamais vari 16.Dirons-nous que cette phrase constitue un raisonnement ?

    En surface, non, apparemment. On peut y distinguer troispropositions juxtaposes dont l'articulation et la convergencene sont pas sans faire difficult.

    partir de la proposition de fait : Ren Grin a publiquelques articles littraires dans Vuvre pendant l'Occupa-tion (proposition dont les donnes ne font pas l'objet dudbat), Camus tire trois maximes pertinentes aux circonstancesvoques et qui se donnent pour opinables, autrement dit dontla vracit est implique par la fonction globale du discours :1. On ne punit pas de travaux forcs quelques articles litt-

    raires .2. Le fait que ces articles aient t publis dans les journaux

    d'Occupation n'est pas pertinent en l'occurrence .3. Pour le reste [ ?], la position de Grin n'a jamais vari .

    Pour rendre raison du caractre de ces trois thses et pouren justifier la coprsence, pour montrer que la deuxime estune prolepse rpondant une objection invincible, que latroisime est en gradation par rapport la premire, c'est--dire constitue un argument de porte plus irrfutable, il fautreconstituer tout un discours absent dont les propositions derelais ne sont nullement innocentes ou neutres, reconstitution laquelle l'esprit du lecteur se livre inconsciemment sansmettre les pralables en position de questionnement.

    Bien entendu, il y aurait moyen d'objecter sur les faitseux-mmes : rtorquer Camus qu'en ralit Grin a t con-damn pour autre chose que quelques articles littraires .

    16. A. Camus, Actuelles (Gallimard, 1950-1953), texte X.

  • 30 tudes franaises 13,1-2

    Mettons ce problme entre parenthses et supposons vraie laproposition de fait laquelle s'articule l'argumentation. Lapremire proposition s'appuie sur le lieu qu'Aristote nommejustement rgle de justice et qui nonce qu'il faut traiterde manire identique des faits semblables. Elle implique quedans la jurisprudence la plus gnrale jamais article littrairene fut puni des travaux forcs. Mais au-del de cette thse, uneautre maxime vient se combiner au ronos maxime dont lateneur idologique est plus reprable : elle semble dire quel'ordre du littraire est par essence tranger la notion dedlit et de peine, que le littraire est ncessairement innocent,du moins dans l'ordre de la responsabilit sociale.

    En effet, en raisonnant sur le mode apagogique, si le litt-raire admettait une responsabilit pnale, il faudrait alors niercette responsabilit en son lieu et non lui opposer le caractrelittraire de l'activit incrimine. Cette dconnexion dulittraire, il est difficile de la dire indiffrente. Elle est d'ail-leurs renforce dans la proposition n 2, qui rejette la maximeselon laquelle tout acte est blmable qui, indiffrent en soi,implique un choix circonstanciel lui-mme blmable . Raison-nons par fiction : si l'intress avait publi des articles poli-tiques dans les journaux d'Occupation, le choix circonstan-ciel constituait une circonstance aggravante mme pour Camus, en ceci que l'Occupation tait de l'ordre du politique ,tandis que la pratique littraire poursuivait sa carriresans tre directement affecte. La dissociation littraire/poli-tique est donc indispensable qui veut percevoir le statutopinable de l'nonc (et non, comme pour la prsupposition ausens troit, son statut intelligible seul).

    O est l'idologie dans ce qui prcde? Non dans l'appel la rgle de justice, trop abstraite et gnrale pour rendrecompte de clivages sociaux, mais dans la maxime plus four-nie smantiquement qui disjoint le littraire du pnal.

    Cette dissociation est pour le point de vue critique ce quicompte dans le discours enthymmatique et non la conclusionparticulire relative Grin lui-mme, qui en dcoule trs naturellement partir de l.

  • Prsuppos, topos, idologme 31

    La troisime proposition, elle aussi, est lacunaire. Ellerevient dire que Grin, pacifiste aprs la dfaite, Ttait djavant qu'il l'avait toujours t. Si pourtant le pacifismeinconditionnel devait tre tenu pour blmable, cette constancedans Terreur devrait tre retenue charge de Tintress. Si,au contraire, la valeur du pacifisme tait essentiellement dter-mine par l'volution des circonstances, il faudrait dire qu 'trepacifiste en 1930 restait excusable, et devenait impardonnableen 1940.

    Camus ne se rfre ni Tune ni l'autre de ces thses. Ilprivilgie la constance d'une conviction de for intrieur contrel'adaptation aux circonstances extrieures et ds lors identifiela bonne foi une telle constance, tenant en outre la bonne foipour une circonstance disculpante a priori. Il s'en faut quecette attitude soit universellement reue. Le privilge qu'elleaccorde la bonne foi suppose que la cohrence intrieuredtermine le champ de valeur et non la dialectique de la cons-cience et du monde. Elle conduit une sorte de solipsismeaxiologique propre l'idalisme bourgeois. Notre analyse nerevient pas rfuter Camus mais montrer au prix de quelledmarche antrieure, la lumire de quels principes originels,ce que dit Camus devient opinable . Une telle reconstitutionest inluctable. Sans elle, l'assentiment requis par les troispropositions de surface ne repose sur rien.

    VIII. PROPOSITIONS DE FAIT ET MAXIMESDU VRAISEMBLABLE

    Nous avons distingu plus haut les enthymmes des propo-sitions de fait. Celles-ci ne relvent pas d'une stratgie dialec-tique : elles ne semblent ni opinables, ni rfutables : elles nepeuvent tre dites que rfrentiellement vraies ou fausses.

    Leur mise en question peut oprer de deux manires : ouje les dis fausses en mettant en lumire leurs discordances avecle rfrent qu'elles couvrent. Ou et ici dj l'idologie joueson rle je mets en cause les concepts mmes, dans leurextension ou leur comprhension, dont on s'est servi, c'est--dire le point de vue constitutif du jugement.

  • 32 tudes franaises 13,1-2

    On ne peut toutefois en rester l. Toute proposition de faitadmet en ralit deux ordres de vridiction : l'un empirique,l'autre topique.

    Ce pre aime son fils : une telle proposition peut trevrifie empiriquement, quoique une telle vrification supposedj des rgles et des critres interprtatifs : il passe son temps le battre comme pltre mais qui aime bien chtie bien ...

    La vridicit de la proposition est cependant renforcepar une maxime idologique sous-jacente : tout pre aime sesenfants .

    Les jugements de fait n'chappent donc pas la topique.L'opinable est aux enthymmes ce que le vraisemblable est auxnoncs factuels.

    On ne peut admettre qu'un jugement de fait est dpourvupar nature de prsuppos topique, ni que sa vridicit estexclusivement fonction de son rapport adquat au phnomneempirique qu'il nonce.

    La plupart des jugements de fait comportent une mise enrelation des lments qui n'est pas de l'ordre du ncessaire etimpliquent une part d'interprtation et une part de conjecturequi font appel des conventions de vraisemblance ; l'acceptabi-lit en varie d'une classe, d'une socit, d'une poque uneautre.

    Si je lis dans Bagatelles pour un massacre de L.F. Cline :98% des touristes qui viennent en U.R.S.S. chaque annede tous les pays du monde sont des Juifs 1T,

    il parat d'emble peu pertinent de rechercher dans l'exgsed'improbables statistiques de l'Intourist si une telle assertionpeut tre vraie ou fausse.

    Il suffit qu'elle soit idologiquement compatible avec unemaxime gnrale qui ici se manifeste, et semble se confirmer,qui n'existe qu' travers des noncs de ce type et revient hfaire tat d'une forte liaison entre judasme et bolchvisme,thme obsessionnel des annes 1930.

    17. L.F. Cline, Bagatelles pour un massacre (Denol, 1938), 64.

  • Prsuppos, topos, idologme 33

    On lit dans la Grande peur des bien pensants les deuxphrases suivantes :

    Le 20 avril 1892 parut le premier numro de La LibreParole Socit en commandite, sous la raison Sociale :Gaston Wiallard et Cie, au capital de trois cent millefrancs. M. Gaston Wiallard tait Juif...18

    La suppression de tout jonctif entre deux phrases estsouvent une manire paradoxale de les rapprocher violemment.Le sens littral de l'nonc est sans lacune mais il ne suffit pasqu'une phrase soit intelligible, il faut et ce n'en est passeparable qu'elle soit fonctionnelle.

    L'nonc Napolon est mort en 1824 , s'il entrane larplique que voulez-vous que a me fasse ? suppose uneperturbation de renonciation normale. Tout nonc, pour qu'ilremplisse la fonction laquelle il prtend, requiert une perti-nence contextuelle. Or, le lien entre la premire et la secondephrase de la citation n'est pas vident. Si le destinataire nesavait rien de la libre Parole, il pourrait conclure que l'infor-mation donne sur la confession ou la race de son grantest sans lien. Si le contexte lui apprend que la libre Parole taitun organe antismite, alors la seconde information est para-doxale et exigerait un supplment d'information qui ne vientpas.

    Pour rduire ce paradoxe, il faut suppler une maximeidologique propre l'antismitisme obsessionnel de Bernanos, savoir : les Juifs sont partout , thse qui se trouveconfirme dans un comble caricatural : ils commanditentles journaux anti-smites . La pertinence nonciative dupropos n'est donc nullement lie sa vrification empiriquemais sa compatibilit idologique .

    Les rflexions et les rapprochements mthodologiques quenous venons de prsenter ne constituent que l'amorce d'unethorie moderne de la topique qui exigerait d'autres illustra-tions, d'autres axiomes et des procdures d'analyses plusrigoureusement tayes.

    18. G. Bernanos, La Grande peur des bien pensants , in op. cit.,206.

  • 34 Etudes franaises 13,1-2

    Nous avons voulu indiquer seulement des possibilitsd'intgration et circonscrire un champ problmatique. Nouspensons que la thorie des discours sociaux devra s'ouvrir surde telles perspectives si l'on veut faire sortir de l'ornirel'essayistique. En domaine francophone surtout, le dcalageentre le dveloppement de la smiotique narrative et la stag-nation de la critique de l'essai et des genres enthymmatiquesest frappant. La notion de topique permet au contraire derapprocher ces ensembles discursifs indment disjoints.