PERSPECTIVES XVI - Revue Des Deux Mondes

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LE BLOC-NOTES Alexis Philonenko PERSPECTIVES XVI 1 Lia Frankfurter Allegemeine Zeitung a consacré sa première page à la tragédie de Waco, avec ce commentaire comme titre : « La tragédie de Waco jette une ombre sur le gouvernement de Clinton. » D'un côté, un rappel des faits, dans la même page, un éditorial. Selon ce journal, le président Clinton aurait pris certains engagements pour que de tels faits ne se produisent plus et il aurait envisagé de désarmer les sectes; ce qui est une véritable gageure dans un pays la vente des armes est libre. Cela arrangerait-il les choses? Pour mettre le feu, Vernon Howell, qui avait changé de nom et pris celui de David Koresh, n'eut peut-être besoin de personne. D'un autre côté, le FEI a de manière dramatique sous-estimé la détermination fanatique du nouveau messie, oubliant l'affaire du couple Bakker et les sinistres exploits des adeptes de Charles Manson. Au total, plus de quatre-vingts personnes ont trouvé la mort dont dix-sept enfants.J'ai entendu dire que le FEI n'avait pas fait son travail en n'infiltrant pas certains de ses agents dans la secte. Mais alors le FEI devrait mettre sous surveillance la moitié des Américains, tant les sectes sont nombreuses, l'une bien connue 149 REVUE DES DEUX MONDES JUILLET-AOUT 1993

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LE BLOC-NOTES

Alexis Philonenko

PERSPECTIVES XVI

1 Lia Frankfurter Allegemeine Zeitung a consacré sa premièrepage à la tragédie de Waco, avec ce commentaire commetitre : « La tragédie de Waco jette une ombre sur le

gouvernement de Clinton. » D'un côté, un rappel des faits, dans lamême page, un éditorial. Selon ce journal, le président Clinton auraitpris certains engagements pour que de tels faits ne se produisent pluset il aurait envisagé de désarmer les sectes; ce qui est une véritablegageure dans un pays où la vente des armes est libre. Celaarrangerait-il les choses? Pour mettre le feu, Vernon Howell, qui avaitchangé de nom et pris celui de David Koresh, n'eut peut-être besoinde personne. D'un autre côté, le FEI a de manière dramatiquesous-estimé la détermination fanatique du nouveau messie, oubliantl'affaire du couple Bakker et les sinistres exploits des adeptes deCharles Manson. Au total, plus de quatre-vingts personnes ont trouvéla mort dont dix-sept enfants.J'ai entendu dire que le FEI n'avait pasfait son travail en n'infiltrant pas certains de ses agents dans la secte.Mais alors le FEI devrait mettre sous surveillance la moitiédes Américains, tant les sectes sont nombreuses, l'une bien connue

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gouvernant même un Etat - ou peu s'en faut -, et flottant entre la viemoyenne et le seuil de pauvreté. Naturellement, l'Europe est étran­gère à ce phénomène de sectes; les grandes confessions qui lagouvernent (Luther, Calvin, les papes) ne sont pas à proprementparler des sectes: aucune ne prétend se rattacher à un nouveau messieet on joue, avec une modération de bon goût, la règle de latransparence. Toutes les confessions ne sont pas sans défauts, maisacceptant le défi de l'œcuménisme elles abattent les cloisons qui lesséparent. Bien sûr, il y a des sectes en Europe, mais elles ne pullulentpas comme aux Etats-Unis. L'Amérique est, si j'ose dire, beaucouptrop jeune pour posséder comme nous une tradition religieuse (dontnous savons nous écarter, mais qui est là). Pourquoi, à Wako, le FB!a-t-il donné l'assaut après cinquante et un jours de siège? On a ditqu'il fallait en finir parce que chaque journée de siège coûtait entreun et cinq millions de dollars. On a masqué le phénomène delassitude qu'entraînait ce siège si long et l'on a surtout, je le répète,sous-estimé la détermination des « davidiens ». Quel lien était assezpuissant pour que le groupe Koresh consentît à ce qu'il faut bienappeler un suicide collectif,comparable dans ses modalités au suicidecollectif (neuf cent douze personnes) provoqué par Jim Jones, leguide de la secte du «Temple de Dieu» en 1978. On a suggéré deuxsortes de liens: d'une part, des liens d'argent, et, de l'autre, des liensd'ordre sexuel. C'est le propre de nombre de sectes: par la médiationde l'argent et de la sexualité, elles obligent le disciple à poser son moidans le groupe et plus particulièrement dans celui qui le dirige, et c'estdéjà du suicide en ce sens que le courant entre le moi et le mondeextérieur est coupé. Après, n'importe quoi peut arriver. C'est ce quis'est passé à Waco. Bien sûr la parole a joué son rôle; mais elle n'atrouvé sa puissance que dans les ultimes moments en lesquels Howella prêché l'apocalypse, la fin du monde par le feu. Il est toujours faciled'avancer un « il n'y a qu'à », car on ne voit pas quelle police auraitpu éviter le drame. Ce que nous devons souhaiter, c'est qu'une telleaffaire ne se produise pas chez nous.

Il y a bien une secte en Europe qu'on aimerait voir disparaître- moins dangereuse parce que non armée -, c'est la communautédes sœurs du Carmel d'Auchwitz. Comme chacun sait, elles occupentdes bâtiments à l'intérieur du Koncentrationlager (camp deconcentration) et tout le monde les prie de les évacuer. De grandes

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autorités catholiques, récemment une lettre du pape, se sont liéespour précipiter ce départ; mais elles trouvent toujours un prétextepour reculer celui-ci. C'est ce qui caractérise une secte; elle trouvetoujours un prétexte pour se soutenir. Mais surtout un très graveproblème se pose à la philosophie: comment peut-elle concevoirle faux messie, figure bien plus haute que les saints, les héros etles mystiques. Bergson s'est cassé le nez sur ce problème, suggérantune différence au niveau de l'esthétique qui ne tient pas la route.Il faut s'y résoudre : du point de vue de l'unité des consciences,les sectes constituent des groupements, sinon d'élite, du moins dehaute valeur. Les sectes les plus petites sont sans doute celles quiatteignent ce maximum d'unité, comme à Waco, ou en Guyane en1978. Elles nous posent la question la plus délicate qui soit: commentcombiner l'inauthenticité et l'interpersonnalité ? C'est, en effet, unebien singulière combinaison; en elle s'anéantissent comme desmétaux impurs les véritables valeurs qui constituent la personne entant que créatrice de valeurs, par le seul fait immédiat qu'ellereconnaît les valeurs. J'irai jusqu'à dire ici qu'il s'agit non pas dumal radical - le mal radical a des racines que l'on peut extirper,extirpenda sunt -, mais du mal définitif dont il faut croire l'hommecapable, puisque l'on constate une ferme concorde comme chezles démons suivant l'heureuse traduction (sur ce point) queChateaubriand a donné du Paradis perdu de Milton.

J e rne garderai de prédire quoi que ce soit au sujet del'ancienne Yougoslavie. Je répéterai ce que j'ai dit et pense

encore. Les experts militaires savent bien que l'Allemagne naziedépensa des efforts terribles et vains pour vaincre une rébellion. Lamoindre intervention actuelle se heurterait désormais à unerésistance supérieurement armée (ce qui n'était pas le cas en1943-1944) et les forces aériennes (le fer de lance des forcesdémocratiques) ne pourraient pas intervenir efficacement. J'ai faitun effort et me suis procuré quelques cartes. Sur celles-ci (je ne dispas toutes les cartes), la nature a été comme torturée. Il y a des ravinsinexpugnables (si j'ai bien vu), des gorges profondes, des à-pic etdes rivières malaisées à franchir. Avec leur purification ethnique,les Serbes savent (c'est malheureux à dire) ce qu'ils font: éviter de

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ne tenir que les villes et être à la merci d'une guérilla revancharde.Mais peut-être n'y parviendront-ils pas. Lanature faite pour la guerreprofitera, si l'on ose s'exprimer ainsi, à tout le monde.

Et là se pose une intéressante question: une guérilla peut-elleêtre vaincue? Je me souviens que, soldat en Algérie, après avoirtraduit dans mes soirées la première Wissenschaftslehre de Fichte,j'avais, pour mon plaisir, fait une traduction de la guerre contreJugurtha que les Romains finirent par vaincre. J'avais aussi relu le Debello Gallico de César qui avait réussi à vaincre la rébellion gauloise.Le principe de César était le chef. Sur cette idée repose toute sonœuvre. Une tribu se soulève-t-elle contre l'ordre? On le rétablira encoupant la tête de la tribu, le chef. Revenu parmi nous, César n'eûtpoint cherché à vaincre les armées allemandes, sans en même tempstout faire pour entraîner la disparition de Hitler. Cette fréquentationdes historiens romains m'a bien servi lorsque j'ai été amené à jugerdu Grand Dictionnaire de la penséephilosophique; j'ai trouvé quedans les colonnes réservées aux historiens romains les collèguesavaient négligé César et Salluste. Rien que cela! J'y suis allé de deuxpetites notices, mais il y avait une infinité de trous à boucher. Qui tropembrasse, mal étreint, cette vérité élémentaire était justifiée. Mais,enfin, la question n'est pas là, voici ce qui compte: César a réussi enGaule et Napoléon a échoué en Espagne. Mieuxencore: les Françaisont échoué à Diên Biên Phu et César a remporté la bataille à Alésia.L'attitude de nos chefs militairesest à l'opposé de celle des générauxromains : ces derniers ne croyaient pas que les guérillas fussentinvincibles; c'est à ce sentiment que l'on se range de nos jours. Dèslors, les démocraties se condamnent à la même inefficacité quependant la dernière guerre d'Espagne qui vit l'amère victoire desblancs sur les rouges. On sent bien quelle serait la première tâche enYougoslavie : interdire la circulation des armes; mais cela me faitsouvenir d'un briefing (prise de commandement) de sa division parle général Lennuyeux, qui avait en substance dit ceci : « Quand ilsn'aurontplusd'armes, on leuren donnera, etsil'onn'en donneplus,noussauronsbienen donner. »Ilest vrai que le propos de ce généralétait perspicace: dans les fourgons de la force réunie par les Nationsunies pour transporter des médicaments et de la nourriture « on » atrouvé des armes. Si l'on a voulu faire parvenir des armes dans unconvoi humanitaire, de graves sanctions devraient être prises. Mais

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de toute manière nous ne connaîtrons pas les suites dernières de cetteaction d'éclat. Tout ce qui reste à dire, c'est ignorabimus.

J' adore le tonnerre; il a quelque chose qui élève l'âme,tandis qu'il promet par ailleurs au corps une pluie rafraî­

chissante. Mes angoisses disparaissent dans la sombre beauté du ciel,plein de dures promesses, roulant, pour ainsi dire, au-dedans delui-même dans une nature électrisée. Que parmi les objets dontdispose Zeus pour affirmer sa suprématie figure la foudre, loin dem'étonner, m'a toujours paru très sensé. Il n'y a pas que des contre­vérités dans le Panthéon des Anciens et l'un des plus beaux livres queje connaisse est l'œuvre de Francis Bacon intitulée De la sagesse desAnciens. Mais, enfant, j'imaginais que seul un Dieu très savant pouvaitdétenir le pouvoir de la foudre et des éclairs. C'était si magnifique etrare que seul un vaste esprit pouvait en faire usage.

Ce qui, enfant, puis adolescent, m'a fait rêver pour toute la vie,ce furent les dieux d'autrefois; d'abord naturellement les dieux grecset romains, puis les divinités germaniques et je me souviens encoredes Nibelungen, des héros du Ring. Il y avait des trésors dans cesabîmes de conscience. Et puis le temps a passé. Je n'admire plus lesgrands dieux; je commets un péché de mythologie, tout en compre­nant comment Feuerbach a pu vouer toute savie à l'étude des religionscomparée. Ce qu'il y a d'énigmatique dans ces dieux d'autrefois, c'estqu'ils sont notre fidèle miroir. Les divinités chrétiennes, c'est autrechose. Elles nous sont étrangères - comme le souligne lajolie de lacroix -, tandis que les dieux païens sont humains, peut-être trophumains, en prenant l'expression « trop humains» dans un senspéjoratif. Vulcain, le canard boiteux de l'Olympe tenant en son filet labelle Vénus et Mars, ce n'est pas respectable et l'imagination se tait,à moins de se livrer à la pure fantaisie en voyant dans Vulcain legarde-champêtre (ou l'huissier) et dans les amoureux transis desadeptes du rock and roll. Bref, les dieux de mon enfance ont vieilli,un par un. Par exemple, je ne trouve plus sérieux (mais cependantsensé) de confier la foudre àJupiter ; depuis que j'ai été cambriolé, jen'ai plus de sympathie pour Mercure et ainsi de suite.

Mais j'aime toujours le grand désordre du tonnerre. On peutd'ailleurs diviser le genre humain par rapport aux éclairs et au

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tonnerre. Il Ya, d'une part, ceux qui aiment. Il y a, d'autre part, ceuxqui sont indifférents. Enfin, il Ya ceux qui ont peur. Ces derniers meparaissent inintelligibles : ils n'ont aucune notion du sublimedynamique, pour parler comme Kant. Devant la mer soulevée pardes vagues resplendissantes, ils ne voient que le désordre hideux del'Océan. En un mot, ils détestent la tempête, même si c'est vu sansdanger. Suave mari magno... Dans le même ordre d'idée, des tas dechoses leur semblent une abomination et parmi elles la guerre dontKant dit, pourtant, que conduite à bon droit, elle peut toucher le cœur.C'est toutefois une noble destinée que de mourir pour unecause juste; l'ennui, c'est que l'on dit à tous les soldats dumonde qu'ils meurent pour une juste cause. Laissons-là ces chicanesinfinies.

J' écris sur un ordinateur et je voudrais revenir surquelques banalités. Tout mon Bergson a été rédigé sur

ordinateur et l'on peut mesurer les progrès que j'ai accomplis.Maintenant je n'ai plus besoin de tirer les feuillets pour me rendrecompte de ce que j'écris. J'ai appris aussi empiriquement une foulede manœuvres, bref, je suis presque au point pour ce que jedemande à cette machine. Mais à fréquenter l'intelligence artificielle,on se prend à rêver des progrès dont elle est capable. Il n'est passûr que le seul progrès consistera dans une miniaturisation, ni dansune capacité plus grande des disquettes et des disques durs. Encoremoins la plaquette sur laquelle on griffonnera au lieu de s'ennuyeravec un clavier. Mais, évidemment, tous nos livres vont être ramenésà de simples disquettes, qui, peut-être, les sauveront des injures dutemps; il n'y aura plus de livres à tenir en main, mais seulementà lire sur écran. Les immenses bibliothèques (j'ai la faiblesse deconsidérer la mienne comme grande) vont disparaître. Mes quelquequinze mille volumes seront réduits à une simple armoire et celasera un grand progrès. En certains cas, ce sera une aide précieuse.Je possède de grands livres, de la hauteur de mon bras et plus largesque mon avant-bras; ainsi le Dictionnaire historique et critique deBayle. Pour le mettre sur ma table et le consulter, je dois ladébarrasser; si j'ai besoin de deux volumes, c'est le drame. Avecdeux Bayle, il n'y a plus de place. J'en dirai autant des œuvres latines

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d'Erasme. Tous ces ouvrages, au demeurant fort beaux, étaient bien­venus dans un grand château; mais dans un appartement parisien,ils tiennent une sacrée place. Et puis il y a les grandes collections :Kant et Nietzsche, dont chacune a plus de quarante volumes.Heureusement que je n'ai pas été placé à l'origine devant cesmastodontes, je n'aurais jamais eu le courage de les lire. J'ai reçules volumes un à un ; la digestion en fut facilitée (bien que je n'aiejamais trouvé pour des raisons trop longues à développer le tempsde lire le Bd. XXIII dans l'édition de l'Académie de Kant). On ditque j'ai beaucoup lu (car il faut ajouter tous les livres lus enbibliothèque). Certains livres, j'ose l'avouer, m'ont complètementéchappé: le latin d'Agrippa von Nettesheim m'est apparu impénétra­ble par endroits. Et, toute honte bue, je me suis reporté à unetraduction allemande de 1913. Enfin tout cela rentrera dans la petitearmoire à disquettes. Je ne vois qu'un péril; il faudra être d'un ordremaniaque pour ne pas insérer de désordre dans cette armoire, tandisque mes cinq énormes volumes du Dictionnaire historique etcritique ne peuvent être égarés. Ils sont trop gros, tout simplement.

Vous en étonnerez-vous? Je suis un amoureux des livres, saufdes miens que je « range» dans les endroits les plus saugrenus. Maisvoilà, c'est ainsi; peut-être est-ce un sentiment de honte - jevoudraisn'avoir jamais écrit tant de sottises et je les cache au regard d'autrui.Parfois même je ne possède aucun exemplaire; avec l'armoire àdisquettes, on trouvera un tout petit coin, connu de moi seul. Maisla question n'est pas là : serai-je amoureux des disquettes et quelleforme d'ordinateur faudra-t-il posséder pour lire dans son lit? Ceproblème me tourmente, mais pas trop; d'ici là je serai mort.

Selon certains, on gagne du temps en se servant del'ordinateur; comme si gagner du temps était un objectif essentiel.D'ailleurs la question demanderait à être examinée de plus près.Quand on confectionne tout un livre sur ordinateur, les correctionsne sont pas moins nombreuses et les différents instruments, le« scan» en particulier, laissent des fautes inédites; togitur à la placede cogitur. Dans tous les livres ainsi confectionnés on relève desfautes d'impression assez nombreuses. Dans les livres que monarrière-grand-père imprimait pour les éditions Lemerre j'en suisencore à chercher la faute. Mais il prenait son temps. Letemps gagnépar l'électronique est remplacé par les fautes.

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Amoureux des livres, je n'en suis pas moins un ferventadepte de la réforme de l'orthographe. Lalangue française

est trop compliquée pour moi. En particulier, je suis fâché avec lesaccents. Je pose un accent aigu avec autant de bonne foi qu'un accentgrave; je suis prêt à échanger tous les accents circonflexes pour destrémas et enfin je ne me sens gêné que par les mots qui ne demandentpas d'accent. L'explication qui m'a été donnée de cette singulièrecarence repose sur le fait qu'enfant je parlais plusieurs langues et quej'aibrouillé tous mes phonèmes. D'où le problème: comment peut-onobtenir des notes mirobolantes à l'écrit de l'agrégration de philoso­phie en mettant les accents de travers? Je suis parti, dès la licence,d'une constatation empruntée à la psychologie de la forme; à savoirque l'œil prolonge normalement la forme dans le sens correct et, aulieu de mettre des accents à tort et à travers sur les mots, j'ai choiside poser des points, comptant sur l'œil exercé du correcteur pour lesprolonger de gauche à droite ou de droite à gauche, selon lesexigences de la langue française.jefus (sans rire, je ne le permettraipas)félicitépour la perfection de ma ponctuation. J'en fus bien aisepour les correcteurs. Voilà comment on peut passer l'agrégation dephilosophie et, c'est un comble, être reçu premier sans savoir mettreles accents. Rien ne changea avec mes thèses; on les soutenait alorsimprimées à partir d'un dactylogramme. Evidemment, avec unemachine à écrire, il n'était plus question de tricher; mais les vieuxprotes, qui savaient comme le Bon Dieu leur orthographe, rétablirenttout ce qui se présentait de travers. A l'heure de l'ordinateur, je nepeux plus tricher et il faut que quelqu'un repasse derrière moi. Certes,j'ai acquis un peu de savoir; mais pas tellement: blé et lait résonnentpour moi identiquement. Un Russe me comprendra. La correctriceaussi.

Evidemment, vous me direz : mettez en route sur votreordinateur vérifiez l'orthographe. Sans doute. Maisces machines sontmalicieuses; je viens d'avouer mes fautes - c'est le moment où cettefonction de mon ordinateur ne répond plus! La machine contrel'homme, l'automate contre l'intelligence. En moi résonne la peurancestrale du golem. On sait qu'un vieux Juif avait pétri dans l'argileune statue parfaite, représentant l'homme. Mais cette statue étaitinanimée; pour lui donner le souffle (atmen) il fallait lui graver sousla langue le mot golem. C'est ce que fit le vieux Juif - alors la statue

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se leva et d'un coup lui donna la mort. Ne faisons jamaisdes machinesintelligentes - nous préparerions notre mort. Déjà la machine à écrire,puis l'ordinateur signent la mort de notre écriture manuelle. Si noussavons encore signer, c'est bien beau. Etencore; mais je ne reviendraipas sur les signatures: j'ai dit ce que j'en pensais ailleurs.

Pour continuer à parler des livres, je dois dire que j'ai étéstupéfié par le résultat de la traduction d'un de mes ouvrages enjaponais (lire de haut en bas et de droite à gauche). Si je me répète,tant pis; c'est tellement important qu'il faut s'enfoncer le fait à coupsde marteau dans la tête. L'original français - Etudes kantiennes ­était un livre broché in 80 de 210 pages. C'était une reproductiond'articles et certains avaient été si petitement photographiés que letexte était peu lisible. Les «japs » ont tout recomposé naturellement,mais ils n'ont pas fait d'économies sur le papier: du moins puis-jele supposer parce qu'ils ont consacré 398 pages au volume, qui doitêtre un livre aéré et clair.Premier point qui n'est pas sans importance.Ensuite, à la vilaine couverture brochée, ils ont substitué une solidereliure en plastique qui imite en tout point le cuir, et les feuilletssont étroitement (pas librement) cousus dans la reliure; c'est un livrepratiquement indestructible, qu'on n'est pas obligé de renforcer avecdes bandes adhésives. Enfin, pour le titre, ils n'ont pas ignoré l'or.Il y en a même un peu trop. J'oubliais: le papier. Celui-ci n'est pasordinaire - il est légèrement coloré, très agréable, les feuilles setournent aisément. Les Japonais prennent plus que nous soin dela culture et fabriquent des livres qu'on a plaisir à conserver. Danscinquante ans, toute notre culture sera magnifiquement reproduiteau japon. Ils ont compris que les livres ne sont pas des objets commeles autres. Que penser alors de nos fabricants de livres de pochequi produisent des livres fragiles pour que l'étudiant les déchirantmalgré lui soit obligé d'en refaire l'acquisition, une fois, deux fois,et puis trois fois. Quant au plaisir que doit éprouver l'étudiantjaponais, je n'en parle pas. Je dirai seulement que si je me suis, enun sens, orienté vers la philosophie allemande, c'était parce que leslivres étaient de qualité supérieure aux livres français.

D e mortuis aut bene, aut nihil. Pendant que j'écris cespages, j'apprends la mort, le suicide de Pierre Bérégovoy.

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Il n'y a pas de doute; pour faire l'unanimité, il suffit de se suicider.Je n'entrerai pas dans le détail. Je remarquerai seulement que cesuicide est étrange; comment l'ancien Premier ministre a-t-il fait poursubtiliser le revolver de son garde du corps? On peut imaginerplusieurs scénarios, mais qu'un garde du corps se laisse subtiliser sonarme n'est pas banal. J'estime que sur ce point la « justice devrapasser », Du suicide, les philosophes se sont emparés, les uns (Hegel)pour en faire le triomphe du concept sur la nature, d'autres pour louerleur liberté: « Il n'estrien, dit Sénèque, qui possède quelquepouvoirsur nous, parceque nousavonslepouvoir de nous ôterla vie. »MaisFeuerbach n'est pas d'accord: c'est parce que notre vie n'est plussoutenable que nous découvrons la possibilité de nous tuer et ilallègue des exemples qui tendent à montrer que les animaux peuventse tuer, par exemple contre les barreaux de leur cage. Ledésir de mortn'attaque pas la vie saine, mais seulement la vie dégradée, contraireà la nature. Lesuicide est si peu le pouvoir de faire abstraction de tout(comme le pensait Dostoïevski, à travers le destin de 1'« ingénieur »

Kirilov), que c'est au contraire une obsession qui le provoque.Comme vous le voyez, les philosophes ne sont pas d'accord; une foisde plus - donc ce n'est pas grave; mais j'ai tendance à croire queFeuerbach a raison (cf S W [Bold-jolin] Bd. X). Le suicide ne m'ajamais paru une force, mais une faiblesse. Que si l'on creuse cettefaiblesse, on reviendra à un thème banal, usé jusqu'à la corde: ce sontdes malades qui nous gouvernent. Et quand on dit que les « politi­ques » sont des hommes comme les autres, on se demande s'ils nedevraient pas comprendre cette élémentaire vérité, avant que des'engager, comme on dit, « en politique» et de prétendre gouvernerles autres, alors qu'ils ne se gouvernent pas mieux que ces derniers.Ce ne sont là que des considérations générales, inapplicables endehors de toutschématisme à telle ou tellepersonne. Reste naturelle­ment le thème (applicable dans l'affaire Boulin) où le suicidé a étésuicidé. Tant que ne seront pas expliquées clairement et distinctement(c'est-à-dire avec évidence) les conditions qui ont fait que l'ancienPremier ministre a pu s'emparer de l'arme, avec laquelle il s'est donnéla mort, ce thème, odieux j'en conviens, ne pourra être écarté. Ministrede l'Economie et des Finances, puis Premier ministre, Pierre Bérégo­voy devait savoir bien des choses. Ou alors, dans le cas contraire, c'està désespérer de tout. Mais, en règle générale, les « innocents »

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ne se suicident pas, parce que, comme dit Feuerbach, ils n'en ont pasles raisons.

U n lecteur me demande une bibliographie sur le temps.Sans jeu de mots je lui réponds: quand j'aurai le temps.

Mais c'est une occasion pour moi de lui communiquer le plus beaulivre jamais écrit sur le temps. Il s'agit de l'ouvrage du Pr Minkowski,intitulé le Temps vécu. Minkowski, appuyé sur Bergson et Husserld'une part et sur son expérience de neuropsychiatre de l'autre, aécrit un volume que je regarde comme bien supérieur à celui desphilosophes; il a, en effet, réuni les témoignages de l'expérienceclinique et les données de la recherche philosophique. Il en résulteun livre puissamment ancré dans notre vie et, par ailleurs, ouvertà la réflexion. Le livre de Louis Lavelle sur le temps, quoiqueexcellent, n'a pas cette dimension vivante. J'oserai même dire qu'ilest purement philosophique. La supériorité fondamentale du livrede Minkowski consiste à nous montrer les torsions du temps lorsquela conscience normale de celui-ci dérape. Le temps apparaît alorscomme le poumon de la conscience, son organe respiratoire,moment vital dont Husserl lui-même n'a pas vu l'importance, nid'ailleurs Merleau-Ponty. Respirer et vivre dans le temps à la limites'identifient. Mourir, ce n'est pas tant voir, pour ainsi dire, son cœurs'arrêter de battre, que brutalement cesser de respirer. La têtes'affaisse en même temps que se produit le dernier souffle (que dechoses à dire sur le souffle qui en allemand et en sanscrit s'écriventpresque de la même manière), parfois un simple gargouillis. Monlecteur trouvera-t-il le livre de Minkowski?J'en doute: d'autant plusqu'à ma connaissance il n'a jamais été réédité. Mais il fera commemes étudiants; je veux dire que j'espère qu'il se mettra en chasse.

C hoisissons de dire quelques drôleries après avoir dit tantde choses tristes. Je pourrais bien parler de mon petit-fils.

Elevé, récemment comme on le sait, à la dignité de grand-père, jeme surprends moi-même par l'attention scrupuleuse avec laquellej'accomplis mes devoirs envers ce petit être, qui a découvert lessecrets de la colère, pour se faire obéir de son monde. Je ne

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poursuivrai pas sur ce sujet qui, après tout, ne fait rire que moi et n'estqu'un tic. Mais les auteurs ont décidément des tics. Jules Verne, lepremier, qui use et abuse du terme excellent : (( Le repas fut jugéexcellent », ((la vitessedu paquebotétaitexcellente », etc. Un romancierde mes amis donne dans le genre emphatique. Il n'existe pas pour luide «silence », mais seulement un (( infini silence », une chose n'est pasétrange, mais «extraordinairement étrange », etc. Cela me fait penseraux colonels qui à la Libération portaient sixgalons. J'espère, dans ces« Perspectives », ne pas tomber dans ce travers et ne pas abuser destermes emphatiques, des superlatifs ou de leurs équivalents. Je medéfie surtout de Jules Verne; j'ai tâté d'un de ces mets qu'il répute(( excellent» (excellentissime) dans Vingt Mille Lieux sous les mers;c'était infect. Ne vous fiez pas àJules Verne, ni à mon romancier. Vousseriez amenés sous leurs regards à consommer (( dans un silenceinfiniment étrange la chair réputée excellente de tel ou tel mollus­que ». C'est dire que lorsque je lis, si je vois quelque chose quiressemble à un superlatif, je prends mon grand fusil et je tire. Seulesont droit à des superlatifs des choses comme la foudre éclatantau-dessus de votre tête. Fortissimo.

Maisily a des superlatifs, si l'on ose dire (en tirant sa révérenceau grammairien), plus remarquables puisque moins clairs. Une demes amies a pris comme habitude de m'offrir des couteaux. Celacommença avec un coupe-papier, véritable poignard; ensuite j'eusdroit à un coupe-papier et ciseaux assortis; comme ce n'était pasassez, la charmante personne m'offrit un couteau suisse, pour revenirà un coupe-papier de dimension raisonnable, et pour finir par unebaïonnette allemande, couteau de fort calibre. 0 mon Freud!veut-elle inconsciemment que je la viole (tous ces instruments sontperforants), moyennant quoi elle va continuer jusqu'à la fin de mesjours à m'offrir des couteaux? Ou plus simplement veut-elle queje l'assassine ou la tranche en morceaux hachés menu? « Ooooh,comme dirait l'autre, que d'obscures et étranges approches dans cetinfini et énigmatique don de soi par soi dans une douleur aussiprofonde qu'extraordinaire! »

C'est dire plus simplement que nous devons nous méfier descadeaux. Freud nous a appris que des intentions inconscientesprésidaient souvent nos actes. Et comme en un cadeau il y a parfois

.du superflu, il faut s'en méfier comme des superlatifs. Maispeut-être

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cette « excellente» personne me prend-elle pour Landru, qui devaitbien découper ses victimes avant de les mettre en sa cuisinière. Enun sens, ce serait flatteur. Car, on le sait, Landru était un (grand)séducteur - don-juan-tissime,

En passant, puisque je parle de Landru, je puis vous faire unerévélation que j'ai produite dans un de mes articles qui tarde àparaître(je ne sais pourquoi et je m'en moque). Maître de Moro-Giafferirapporta deux faits à mon maître Ferdinand Alquié qui me les confia.Le premier est bien connu. Avant de se lever pour aller à l'échafaud,Landru répondit à Me de Moro-Giafferi qui l'interrogeait sur saculpabilité (le « oui» ou le « non» de la dernière minute) : (( Maître,laissez-moi emporter mon petit bagage. )) Le second fait concerne ledernier vœu de Landru : il désira prendre un bain de pieds. Sûr dene pas sortir la tête haute de l'affaire, ilvoulait au moins avoir les piedspropres. Ce vœu de musulman lui fut refusé par l'administrationfrançaise - Geierschweben -, comme si le juge, le Procureur général,le greffier et tutti quanti craignaient que la guillotine pour le coupne fonctionnât point. Mon Dieu! que les hommes sont petits!Peut-être tout ce beau monde a-t-il pensé que Landru, réputé pourson ardeur devant les cuisinières, ne méritait pas avant d'être coupéen deux un bain de pieds rafraîchissant. C'est de l'humour noir« extraordinairement scandaleux» qui n'empêcha pas Landru d'êtredécapité ((( dé-limité », dirait Derrida) d'une manière « bien digne etexcellente », Parenthèse: jules Verne utilise à tort et à travers le mot« digne », ainsi (( le digne garçon était gagné par l'ivresse )). Si nousen avions le temps, nous ferions bien de chercher dans les ultimesmoments des condamnés à mort le bon mot, l'explosion d'humournoir. Qui ne connaît le mot de Damiens clôturant la lecture de la listedes supplices qu'il devait subir par: (( Rude journée! ))

Drôleries pour drôleries, on me dira que j'aurais pu choisirautre chose. Mais c'est la loi d'airain du bloc-notes que de laisserles idées se succéder les unes aux autres. Ce n'est pas unedissertation ordonnée et souvent je le regrette, car rien n'est plusfacile à composer qu'une dissertation.

J' ai été un maître dans l'art de disserter. Celui-ci consistemoins à posséder des idées - on en trouve toujours -

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qu'à les organiser. Chaque année, je donne en trois minutes lesprincipes de la bonne dissertation; mais mes étudiants ne compren­nent pas. Sans doute suis-je trop long et de ce fait confus; l'annéeprochaine, chronomètre en main, j'y consacrerai une minute, assuréque les idées simples passent mieux. Mais je sens que l'on se moquedéjà de moi. Pourtant! Une dissertation doit comprendre uneintroduction nominale (7 lignes) destinée à poser la questionproposée. Ensuite, la première partie doit comprendre troisproblèmes ordonnés selon la difficulté. La seconde partie résout lepremier problème, la troisième le second problème, la quatrièmele troisième problème; vient enfin la cinquième partie qui récapituleles solutions et pose un problème. La conclusion (5 lignes) consisteà dire que résoudre ce problème sera la tache de tel ou tel penseur.Chaque partie doit être précédée par un chiffre romain (1, II, III,IV, V) et introduite par une phrase très courte définissant le thèmetraité en celle-ci. Voilà, vous savez tout; si vous appliquez avec tactet rigueur ce schéma vous aurez 17/20 à l'agrégation de philosophie(procédé garanti et expérimenté).

M on ami Ph. Laurent, l'ancien médecin militaire, medemande puisque je dispose d'une tribune de dire

quelques mots du drame de la prise d'otages de Neuilly. Dans cesaffaires je me méfie du sensationnel et du goût morbide du public.Je ne suivrai donc pas la ligne des quotidiens qui ont tout dit, etpeut-être plus qu'il n'en fallait. Par exemple fallait-il ou non tuerle forcené? Ce qui me frappe davantage, c'est qu'il se soit trouvédans les grandes administrations (si maltraitées) que sont l'armée,d'une part, et l'éducation nationale, de l'autre, des sujets d'élite aptesà collaborer étroitement et sans réserve. J'irai plus loin; il estréconfortant de voir la fonction publique dans son ensemblerappeler au public que les grands corps ont le sens de l'Etat. Dansnotre vie quotidienne si triste - les radios ne peuvent cesser de sefaire l'écho du drame du travail et du chômage (qui est peut-êtreà l'origine du drame) -, c'est un élément réconfortant. Certes, il nefaut pas s'attendre à ce que toutes les institutrices soient honorées(comme devraient l'être aussi les infirmières et le personnelsoignant), ni à ce que tout le monde puisse rêver de devenir

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médecin-général des pompiers, mais on peut espérer davantage deconsidération.

Je voudrais dire autre chose. La télévision, en nousfaisant découvrir le médecin-capitaine des pompiers, nous amontré une fort jolie jeune femme, d'une exquise civilité. Jesais que mon ami Ph. Laurent aimera bien ce que je vais écrire.Bucolique à ses heures - il retrouve le sens de la vie et duciel chaque fois qu'il se rend à Bagatelle -, il aime les belleschoses et les beaux êtres. Et il a évoqué un souvenir récent; ilétait allé, un peu en pèlerinage, à l'Ecole de santé militaire,il y a cinq ou six ans. Il craignait que l'Ecole ne se fût ouverteà des « laiderons» (comme les normaliennes de sa jeunesse). Etil avait rencontré, je cite, ((. des filles ravissantes )). Cela lui inspiraitdeux pensées : premièrement, il avait pu (il ne savait plus) croisernotre capitaine et, deuxièmement, les «jeunes médecins généraux ))étaient du même coup remontés dans son estime. Dans la nôtre aussi.Autant les féliciter dans leur choix et ne pas voir dans la beautél'ennemi du sérieux.

C ela pose l'éternel problème de la folie. En bien commeen mal nous lui devons bien des choses. Il y a des

exemples de folie qui singent l'ordre. J'ai été très frappé au débutde mon service militaire de devoir faire mon lit « au carré » ; c'estun principe d'ordre, je le veux bien; la chambrée prend une formegéométrique, sans que l'adjudant-chef de service se doute un seulinstant de tout ce que cet ordre (qui ne sert à rien) renferme deschizophrénique. En imaginant un peu on croirait découvrir unechapelle ardente avec toutes ces boîtes de draps marron, qui leurdonnent un visage de cercueil. Naturellement maladroit, je n'aijamais su faire mon lit au carré, et j'ai considéré avoir atteint lesommet de ma carrière militaire lorsqu'on me fit un lit normal dansma chambre. Où était la frontière entre le raisonnable et la démence ?je ne le sais pas encore. On dira, pendant que j'y suis, que je medirigeais vers la négation de l'uniforme. Mais c'est exact: la tenuede combat, qui habille le « sérieux de la vie », est, pour ainsi dire,à géométrie variable. D'ailleurs tout en cela est relatif: les régimentsdes Anciens étaient habillés différemment les uns des autres; simple

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bon sens: on évitait ainsi de se tirer dessus. D'où l'armée multicolorede Napoléon; à la lorgnette on dirigeait, souvent avec bonheur, maispas toujours, le tir de l'artillerie non pas sur les troupes amies, maisennemies. De ce « transcolore », il nous est resté la fête du 14 juillet.Puis vint le temps de la tenue horizon bleu; c'était le moyen debrouiller la vue perçante des tireurs ennemis, guidés au début dela guerre de 1914 par les pantalons garance. Comment voulez-vousdès lors désirer plus qu'un vague signe de reconnaissance? Lesgalons, les képis, etc. n'ont pas échappé à cette tornade vestimen­taire; seuls les casques (et encore) ont résisté. Tout cela pour direqu'il existe bien des rigidités dans l'armée, qui équivalent auxrigidités régnant sur l'alma mater ou l'Université - de la maternelleà l'agrégation. Et puis, comme chacun le sait, l'ennui naquit, un jour,de l'uniformité.

Civils, nous sommes portés par un instinct naturel à rechercherla différence. Et d'abord dans nos vêtements, car nous rougirions sinous nous trouvions en face de nous-mêmes: même chemise, mêmecravate, même costume, et nous avons du mal à concevoir que tousces chandails, tissés différemment, que tous ces pantalons de formeet de couleur différentes sortent cependant en série. Dans mes jeunesannées, les « dames» se rendant au bal n'avaient pas tellement peurde porter une tenue identique à celle d'une autre. Maintenant, demême que la tenue de combat est la dérive de l'uniforme, la tenuequotidienne des « dames» tend à se séparer de l'originalité du bal:on porte volontiers le même imperméable. Si j'en avais le temps,j'écrirais bien une philosophie des vêtements. Mais je dois terminerl'index de la Critique de lafaculté de juger de Kant, mettre le derniercoup à mon livre sur Hegel, et terminer la rédaction du Bergson.

l i me semble que les pays Baltes n'ont rien dit ces temps-ci.Et si, en douce et en douceur, ils étaient devenus si

réellement indépendants qu'ils n'eussent rien à dire?

Alexis Philonenko

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