PRÉ ÉTUDES - Le Terrier · 2016. 3. 5. · gium, it’s in old comics, you’ll see statues of...

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6 RUBRIQUES & BANDES ÉTUDES CARRÉ PRÉ Il est inutile de nous expédier des manuscrits. Nous contactons directement les auteurs dont le travail est susceptible de nous intéresser. Le sixième numéro de Pré Carré a été imprimé chez Identic (Rennes). Une fois les informations ingérées, ne jetez pas l’emballage sur la voie publique. En attendant la naissance d’un système de diffusion moins absurde que celui en place, Pré Carré sera essentiellement disponible sur quelques salons et par commande, à cette adresse : Pré Carré 9 rue du fossé St Aaron 35550 Bruc-sur-Aff ou encore par Paypal sur les sites precarre.rezo.net www.le-terrier.net et www.chezbicephale.com La couverture de ce numéro 6 a été réalisée en linogravure et tampons par Julien Meunier et L.L. de Mars Conception et maquette : L.L.d.M. LES CASES ÉROGÈNES Gwladys LE CUFF sur L'Internationale mutique de Patrick Gullon [J.M. Bertoyas] AVENIR COLON Docteur C. sur Arsène Schrauwen d’Olivier Schrauwen UNE LECTURE DE RENÉE DE L. DEBEURME Cathia ENGELBACH sur Renée de Ludovic Debeurme DESSINER 2) LE CONTOUR, LE VECTEUR L.L. de MARS LE RÉCITATIF CONTRE LE RÉCIT Jean-François SAVANG AUTREMENT DIT LA GUERRE Aurélien LEIF sur le travail de Loïc Largier P.2 P.10 P.16 P.24 P.32 P.41 PALIMPSESTES Jérôme LeGLATIN P.13 ,48 Nicolas ZOULIAMIS P.21 MOINS LA MAIN P.14 LIEUX COMMUNS P.31 TRICOTER Guillaume CHAILLEUX P.25, 28, 30, 31 UN ATOME D’HERMÉNEUGÈNE Carnation de Xavier MUSSAT P.39 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier

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    Il est inutile de nous expédier des manuscrits.

    Nous contactons directement les auteurs dont le travail est

    susceptible de nous intéresser.

    Le sixième numéro de Pré Carréa été imprimé chez Identic (Rennes).

    Une fois les informations ingérées, ne jetez pas l’emballage sur la voie publique.

    En attendant la naissance d’un système de diffusion moins absurde que celui

    en place, Pré Carré sera essentiellement disponible sur quelques salons

    et par commande, à cette adresse :Pré Carré

    9 rue du fossé St Aaron35550 Bruc-sur-Aff

    ou encore parPaypal sur les sites precarre.rezo.net

    www.le-terrier.netet www.chezbicephale.com

    La couverture de ce numéro 6a été réalisée en linogravure et tampons par

    Julien Meunier et L.L. de Mars Conception et maquette : L.L.d.M.

    LES CASES ÉROGÈNES Gwladys LE CUFFsur L'Internationale mutiquede Patrick Gullon [J.M. Bertoyas]

    AVENIR COLONDocteur C.sur Arsène Schrauwen d’Olivier Schrauwen

    UNE LECTURE DE RENÉE DE L. DEBEURMECathia ENGELBACHsur Renée de Ludovic Debeurme

    DESSINER2) LE CONTOUR, LE VECTEURL.L. de MARS

    LE RÉCITATIF CONTRE LE RÉCITJean-François SAVANG

    AUTREMENT DIT LA GUERREAurélien LEIF sur le travail de Loïc Largier

    P.2

    P.10

    P.16

    P.24

    P.32

    P.41

    PALIMPSESTES Jérôme LeGLATIN P.13 ,48Nicolas ZOULIAMIS P.21

    MOINS LA MAIN P.14

    LIEUX COMMUNS P.31

    TRICOTER Guillaume CHAILLEUX P.25, 28, 30, 31

    UN ATOME D’HERMÉNEUGÈNE Carnation de Xavier MUSSAT P.39Comité éditorialDocteur C., Jérôme LeGlatin

    L.L. de Mars & Julien Meunier

  • pirés dans cette pompe apparaissent en fin de volume, privésde voyelles à la manière d‘un jeu du pendu à compléter, sui-vant cet étrange jeu de fuite et de reconduction des assigna-tions auctoriales cher à Bertoyas : Benito Jacovitti, PhilipGuston (sans doute un proche de Patrick Gullon), Gary Pan-ter et Jack Kirby.

    Les cases se godentavec toutes sortes deprothèses. Les bor-dures blanches de sé-paration trouvent ellesaussi leurs figures àl‘intérieur des cases :armature de poussette,tubes, baguettes ma-giques, cheminées,p o r t e - j a r r e t e l l e s ,lignes verticales reflé-tées sur une bouteille,bordures sous le cous-sin d‘un fauteuil,lignes de couture dechaussures en cuir, li-seré d‘une brique dejus d‘orange, barreauxd‘une cellule, filet d‘unrôti. Ce que les casescontiennent n‘est plusqu‘un dispositif d‘acti-vation pour produireune combinatoire del‘hétérogène. À partird‘une exploration des standards stylisés métonymiques, dutravail simplificateur du trait qui règne dans les comic strips,Patrick Gullon élabore un jeu de déconstruction formelle etune mise en péril mutique de la lisibilité. Jusqu‘à quel pointles habitudes contractées dans la lecture de bande dessinéepermettent-elles encore de reconnaître, dans tel petit frag-ment, l‘ensemble d‘un intérieur anglais associant biblio-thèque et fauteuil, ou encore la schématisation à peu de fraisde telle ou telle coupe de cheveux des années 50 ? La com-position des doubles pages est pensée comme un tout oùchaque forme trouve, dans les cases alentour et d‘une pageà l‘autre, une chambre de distorsion. Des feuilles de palmiersrappellent l‘aspect arqué d‘un phylactère et, jouant sur les

    codifications plastiques établies pour le traitement desombre noires et des surfaces blanches, les brisures de cesmêmes feuilles rappellent aussi l‘intérieur noir d‘une boucheà deux incisives. Ailleurs, les habitudes visuelles liées auxrapports d‘échelle et d‘épaisseur du trait sont mises en dé-route pour faire coexister plusieurs plans synchroniques del‘image : des lignes épaisses, trop saturées pour que l‘on re-

    connaisse immédiate-ment un gros chatcow-boy dans lequel selogent des sortesd‘yeux inattendus,jusqu‘aux pointillés etfils d‘araignée qui par-courent discrètementles pages et obligentconstamment à regar-der à l‘œuvre le travailplastique, du reste àpeine esquissé, de l‘in-forme embryonnaire etdu fragmentaire. Rési-dus de tous pays, unis-sez-vous en réseaux !Réserve en friche,casse, brouillon ou dé-charge.

    Dans cette économie li-bidinale générale, Sub-vertman part à l‘assautdes actionnaires de Bâ-fremonde ; déviant les

    développements sur capitalisme et désir chez Deleuze etGuattari, une radio en appelle à un nouvel érotisme mar-chand, mot d‘ordre suivi par une pub de rôti membré d‘unebite. Le sous-titre de l‘I. M. 2 annonçait déjà ce menu, en re-prenant le slogan d’Auchan : « La Mort. La Vraie. » Interna-tionale merdique, domination du visible et colonisation dessens. La place obscène qu‘occupent quotidiennement les vi-sages des hommes politiques demande à repratiquer des ori-fices, à en perforer l‘image jusqu‘à l‘aboucher au trouprosaïque asignifiant dont elle procède : la giclure d‘un seinproduit la tête de Jospin et l‘autre sein pressé devient la têtesuante de Fabius ; celle de Chirac semble un masque de sili-cone des Guignols de l‘Info tirée par des hameçons ; ailleurs,

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  • « [...] J’arrivais dans le monde, soucieux de fairelever un sens aux choses, mon âme pleine dudésir d’être à l’origine du monde, et voici que jeme découvrais objet au milieu d’autres objets.Enfermé dans cette objectivé écrasante, j’implo-rai autrui. Son regard libérateur, glissant surmon corps devenu soudain nul d’aspérités, merend une légèreté que je croyais perdue et,m’absentant du monde, me rend au monde.

    Mais là-bas, juste à contre-pente, je bute, et l’autre, pargestes, attitudes, regards, mefixe, dans le sens où l’on fixeune préparation par un colo-rant. Je m’emportai, exigeai

    une explication... Rien n’y fit. J’explosai. Voici lesmenus morceaux par un autre moi réunis. »Frantz Fanon, « L’expérience vécue du noir »1

    Arsène Schrauwen n’est sensiblement qu’unemarche en avant, il s’apparente en cela aux il-lustrés belges puis français du début du XXèmesiècle, aux premières aventures de Tintin en par-ticulier, où l’histoire porte et emporte un héros,alias caricaturé de l’auteur, de courses-pour-suites en stations, à pied ou motorisé, et rienn’interrompt jamais complètement l’épopée dupersonnage entraîné vers la droite de la case, dela planche.

    Ces illustrés, dans la continuation d’autresformes ou supports antérieurs, produisent del’avenir collectif par des idéogrammes : cases,strips, planches, bulles, pavés de texte sont deslieux de production, production de réel pour lesfoules, production d’avenir, une seule direction

    pour tout un peuple.

    Olivier Schrauwen s’affronte germinalement àces images-récits. Que l’on parle de Mon fiston(L’An 2, 2006) ou de Gris (Arbitraire, 2015),toutes ses bandes dessinées empruntent à l’ima-gerie des illustrés, car de nationa-lité belge, ils participent de lamatière qui l’entoure : « The colo-nial imagery is ubiquitous in Bel-gium, it’s in old comics, you’ll seestatues of Leopold II in the street,the pompous buildings that werefinanced with colonial money2. »

    Arsène Schrauwen s’insère volontairement dansla lignée des feuilletons coloniaux et des illustrésdes années 303,le signifiantd’édification dela jeunessebelge sur l’ave-nir colonial, sonrôle civilisateur,il s’affronte àcette imagerie, imagerie familiale, du grand-pèreau petit-fils, rappelant combien la culture a pourgerme la famille4. Première planche en quatrecases : d’abord un portrait de l’auteur se présen-

    tant, puis un visage ovoïde rappelant les pointscommuns de son visage et de celui de songrand-père : « mon nez, mes yeux et une fos-sette au menton », puis une case au fond noiravec trait blanc ne reprenant que ces élémentsdu visage sans sa forme ovoïde : « Aujourd’hui,

    en 2014, il ne reste plusgrand-chose de grand-père. », enfin le portraitd’Arsène, le grand-père,surmonté du texte,« Néanmoins, en 1947, ilétait encore bien vi-vant. »

    Travail éminemment schizophrène, ArsèneSchrauwen peut être lu accompagné de Capita-lisme & Schizophrénie, Deleuze & Guattari y af-firmant qu’il n’y a de devenir que minoritaire,l’étalon homme-blanc, mâle-adulte, n’ayant pasde devenir. Ils n’emploient jamais le terme ave-nir5, sans doute à dessein, mais ce qui tue toutdevenir pourrait se dire avenir : le molaire del’Histoire, le modelage architectural de l’être.

    Dire avenir, c’est dire combien les illustrés colo-nisent d’abord comme signifiants, avec leurscouleurs vives et l’architecture des pages, l’ar-

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    AVENIR COLONpar Docteur C.

    à propos d’Arsène Schrauwen d’Olivier SchrauwenFantagraphics, 2014

    1. in Peau noire,masques blancs, coll.Points n° 26, Éditions duSeuil, 2015, p. 88.

    3. Marie-Rose Maurin Abomo,« Tintin au Congo ou la négrerieen clichés », Textyles, Hors-sérien°1, 1993, p. 158 : « Hergé apuisé dans cette documenta-tion, le Journal des Voyages doitfigurer dans ses sources. »

    4. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, Coll.Quadrige, PUF, 2004, p. 56 : « Si l’on fait disparaîtrele droit individuel à des biens matériels, il reste en-core le privilège venant des relations sexuelles, quidoit nécessairement devenir la source de l’envie laplus forte et de l’hostilité la plus véhémente entreles hommes, mis par ailleurs sur un pied d’égalité.Si l’on supprime aussi ce privilège en libérant tota-lement la vie sexuelle, si donc on élimine la famille,cellule germinale de la culture, on ne peut certespas prévoir sur quelles voies nouvelles le dévelop-pement de la culture peut s’engager, mais on peuts’attendre à une chose : ce trait indestructible de lanature humaine suivra là aussi ce développe-ment. »

    5. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux,coll. Critique, Minuit, 1980, chap. 10, « 1730 - Deve-nir-intense, devenir-animal, devenir-impercepti-ble... », en particulier p. 356 : « Pourquoi y a-t-il tantde devenirs de l’homme, mais pas de devenir-homme ? C’est d’abord parce que l’homme est ma-joritaire par excellence, tandis que les devenirs sontminoritaires, tout devenir est un devenir-minori-taire. Par majorité, nous n’entendons pas unequantité relative plus grande, mais la détermina-tion d’un état ou d’un étalon par rapport auquel lesquantités plus grandes aussi bien que les plus pe-tites seront dites minoritaires : homme-blanc,adulte-mâle, etc. Majorité suppose un état de do-mination, non pas l’inverse. »

    2. http://www.du9.org/ en/entretien/oli-vier-schrauwen-2/ « L’imagerie colo-niale est omniprésente en Belgique, elleest dans les vieilles bandes dessinées,vous verrez des statues de Léopold IIdans la rue, les immeubles pompeux fi-nancés par l’argent des colonies. »

  • Jérôme LeGlatin - palimpseste de la page 2 de Flash n° 112, John Broome, Carmine Infantino et Joe Giella, DC Comics, 1960

  • On écoute alors la tablevoisine.

    — Permettez, mademoi-selle, que je vous racontel’histoire qui me permit d’ai-mer enfin ma femme (aubout de trente ans de ma-riage).

    — Je veux bien. Mais soyezbref.

    — Depuis longtemps,chaque dimanche, mafemme et moi avons pourhabitude d’aller faire untour à la campagne.

    — Respirer l’air pur de la na-ture nous fait du bien.

    — Grâce à nos ballades bu-coliques, je conserve unteint de chérubin. Voyezmes jolies pommettesroses.

    — Soyez bref.

    — Bon. Dans l’une de cesbelles campagnes, un jour,ma femme et moi. Commeça…Et là soudainement, stop !Comme apeurée, elle medit :

    — Regarde !

    Il y avait là une vache,toute gentille et toute ma-chouillante. Une vache.

    — Tu n’as pas à avoir peur.La vache est un animal onne peut plus pacifique.

    — Une vache ?

    — Eh bien oui, une vache.Que crois-tu que ça puisseêtre ?

    — C’est que...

    Que quoi ? lui dis-je, parle,réponds, explique-toi, al-lons ! Et voilà :

    — Je n’en avais jamais vu.

    Tu te fous de moi ? lui dis-je, c’est une blague ?

    — C’est une blague ?

    — Chut, tais-toi, laisse-moiadmirer, laisse-moi contem-pler.Laisse-moi.

    — Mais, bon sang, tout lemonde a vu une vache !C’est commun, connu, di-géré ! Et toi là, tu me dis n’enavoir jamais vu ? C’est impossible... Laura,dis-moi ? Comment, à tonâge, peux-tu être encorevierge de vache ?On s’est promené tant ettant de fois, comme ça, àla campagne… on en apourtant croisé et recroiséde ces bestioles-là ! Mais Laura, que faisais-tude tes yeux ? Tes yeux, oùétaient-ils ?Tes yeux ? Laura ? Ré-ponds-moi ?Où ?

    — Je… Je te regardais.

    — Tu me regardais ?

    — Oui, je te regardais, toi ettes petites joues roses. Je tetrouvais tellement mignon,tellement tout ça. Tantd’amour, tant de désirs...j’étais comme hypnotisée !Souvent je me disais :« C’est mon mari à moi, jel’aime, ô comme jel’aime. » Et voilà, je nevoyais que toi.Oui, que toi.Toi et point.Mais, aujourd’hui, voilà,c’est fait, elle est là, j’envois une.Comme elle est belle n’est-ce pas ?

    Je restais là, à regarder mafemme, sans rien dire,contemplatif.Lui avais-je déjà dit « Jet’aime » ? Je ne crois pas.C’est elle qui me le disait.Moi, dans mon indifférence,je me contentais de lui ré-pondre « Moi aussi. »

    Longtemps je n’avais vuque moi. Moi et point. Maisce jour-là.

    — (Comme elle est belle, at-tirante, merveilleuse,douce, parfumée, floris-sante, sensuelle, mysté-rieuse.)

    Oui, ce jour-là, enfin, je puslui dire :

    — Je t’aime.

    — Moi aussi.

    c’est samedi soirthéo vient chercher sa fiancée

    théo descend de voiture.

    et embrasse sa chériesur le chemin du cinéma

    un beau vélomoteurséduit la fiancée de théo

    théo reste seul dans sa voiture.

    théo roule sur une chaussureun homme tombe de sa fenêtre

    théo freineet s’arrête juste devant le suicidéune ambulance emporte le mort

    théo va rentrer chez luiil est dans la cour

    il entre dans son bâtimentthéo monte l’escalier

    théo croise sa voisine qui rentrethéo a vou lu tout casser hier soir.

    théo va regarder chez sa voisine.

    théo regarde chez la voisinela voisine et son fiancé tuent le

    temps comme ils peuventils essayent beaucoup de positions.

    théo entend tout le tempssa voisine et ses fiancésthéo tombe du tabouret

    théo se remet à la fenêtrequelques minutes de repos

    avant l’attaque sexuellel’étrangler quand elle le suce

    si seulement elle attrapait un enfant.

    Pascal Doury, Théo tête de mort, Les Humanoïdes associés, 1983 — Boris Bukulin, L'aventure des opposants, L'Association, 2005F'murr, Tonnerre, et mille sabots !, Dargaud, 1996 — Altan, Ada dans la jungle, Casterman, 1993

    MOINS LA MAIN

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  • sances de Pierre, musicien dejazz dont Renée tombe amou-reuse, partent de son nez avantd’affecter son corps tout entier,par dissymétrie. Matérialisant lemensonge de l’adultère et évo-quant les pulsions sexuelles, lenez s’étire comme une verge et,bientôt, comme son instrumentde musique, lui aussi ithyphal-lique. Et « il serait assurément leplus laid [d’entre les hommes], sila musique ne faisait pas de [lui]ce poète infini et céleste »,

    comme Renée l’entend. Pierre, frappé par la grâce mais at-teint d’éléphantiasis, se moule dans une forme paradoxale etirrésolue, touchant à la fois au laid et au beau, au lourd et auléger, à la nature et à la contre-nature. Il figure une tragédieet est l’indice de la perte de la maîtrise de la raison sur lecorps, dès lors qu’il s’abandonne à ses passions.La galerie de portraits relève doncd’un désordre inhérent, se dé-cryptant à travers la valeurnégative des êtres et de leurreprésentation. De nom-breux personnages deRenée, dans l’épaisseur etla débauche de leursformes, sont ces animaux duTimée de Platon : « pas autrechose que des humains châtiés et dégradés ». Ils ne naissentni d’un rêve, ni d’un cauchemar, ni d’aucun fantasme, maisplutôt d’illusions inquiétantes, car étrangères. Ils sont ainsitous étrangers à eux-mêmes, se tenant face à un miroiropaque voire diffracté, glanant quelques éléments à la naturepar compensation, aussitôt déçue. Et ce que le miroir ne leurrenvoie pas, c’est aussi le reflet des autres qui demeure vent,fuyant. L’autre se montre uniquement dans ses absences, ré-vélation aussitôt revoilée ; il agit également comme un défautqui fera dire à l’un d’entre eux : « Il me manque ce que tugardes pour toi. » Tenus hors du temps, hors du lieu, hors dela parole et de la communication, ils sont tous enfants ouvieillards, souvent les deux à la fois, figures amputées ou hy-brides, et isolées.

    Absence / présence

    Hamm : La nature nous a oubliés.Clov : Il n’y a plus de nature.Hamm : Plus de nature ! Tu vas fort.Clov : Dans les environs.Hamm : Mais nous respirons, nous changeons ! Nous perdonsnos cheveux, nos dents ! Notre fraîcheur ! Nos idéaux ! Clov : Alors elle ne nous a pas oubliés.Hamm : Mais tu dis qu’il n’y en a plus.Clov (tristement) : Personne au monde n’a jamais pensé aussitordu que nous.Hamm : On fait ce qu’on peut.Clov : On a tort.Samuel Beckett, Fin de partie6

    « Endgame » : fin de jeu pour la nature et les éléments de lanature. Dans la pièce de Beckett, Nagg, Nell, Hamm et Clovsont, comme Lucille, Renée, Arthur, Pierre, Denis, les mères,les pères, les frères et la galerie de personnages de Renée,des figures amputées ou hybrides, et isolées. Ils vivent, ouplutôt ils végètent, dans un espace non défini, dans un recoindu monde désert, ou plutôt dans un recoin désert du monde.L’« intérieur sans meuble » de Fin de partie, uniquementpercé par moment par une lumière grisâtre qui entre par uneminuscule fenêtre, est un espace clos à l’état d’ébauche oude ruine. Il est la nuit d’une journée ordinaire, ses quatremurs et sa poubelle. Il est hanté par des infirmes : Hamm,privé de la vue et sa mobilité, Clov, son fils adoptif réduit àl’état d’esclave, et Nell et Nagg, ses parents amputés desjambes, des ordures remplaçant leurs mem-bres fantômes. Le théâtre de Beckett etl’univers de Ludovic Debeurme présen-tent tous deux des figures défaillantesd’un monde défaillant. Tous sont aumonde tels que le monde leur apparaît :tordus, c’est-à-dire déformés et insta-bles. Tous sont à la fois les indicesd’une fin et d’une évolution, d’une mortet de transformations. Le lieu dans lequel ils évoluent, exté-rieur pénétrant dans l’intérieur, qui« monte au fond [d’eux], si fort, forêttout entière [qu’ils ont l’impression de]manger par le nez » ou encore « merqui les terrasse, les jette contre lesol avec sa force sans que rien de19

    par Cathia Engelbach

  • Disegno

    Le mot disegno affirme du dessin sa double nature : il dit combien le dessinest autant noétique que noématique, acte de connaissance et objet de laconnaissance, opération de formulation — démonstration — et opérationde distinction, il expose sa temporalité propre, samodalité constructive, ses conditions d’apparitionet il rapporte une perception immédiate, tenduentre son propre plan et le plan de référence. Ilest interrogation et réalisation. Déjà analytique etplastique, dynamique et structurel, ressortissantaux champs conjoints du désir et de son effectua-tion, le mot dessein, qui s’est écrit de cette façonjusqu’au XVIIIe siècle, impliquait, comme disegno,cette double nature noético-noématique, jusqu’à cettecoupure lexicale qui le vida de son train spéculatif aussinettement qu’on l’avait arraché à la couleur. Le desseinétait dénoué de ses puissances...Cet éclaircissement réduit toutefois le disegno à unmouvement projectif, comme un filet optique pytha-goricien jailli de l’œil, écartant la nature intérieure quele dessin impliquait du processus de représentation :

    Quatrième creuset mythique

    « Par ce nom de disegno interno je n’entends pas seulement le concept in-terne formé dans l’esprit du peintre, mais également ce concept que formen’importe quel intellect. »

    Zuccaro s’inscrit là dans une tradition néoplatonicienne : il ouvre par uneimage antérieure le chemin prospectif et créateur, composant une repré-sentation mentale achevée qui est, déjà, disegno. Disegno interno. Hélas,il ne fait pas commencer le processus dans l’esprit : il l’y fait finir. Dessinerrevient à révéler un toujours-déjà-là, par un mouvement dont Zuccaroavoue humblement son impuissance à lui trouver une spécificité picturaledans le champ métaphysique. Disegno sera un trait de vocabulaire pourspécialiste sans spécialité...Ces disegni — interno et esterno — établissent entre le projet d’une œuvreet sa réalisation une sorte de dialogue métaphysique. Il y manque encorequelque chose d’essentiel, ce que la pratique elle-même forme de la

    connaissance, la polyrythmie spéculative propre au dessin. Zuccaro l’a ré-duite en stations du dessin ; mais le dessin concourt simultanément à ex-ploiter son champ d’expansion, à le strier et l’ouvrir en même temps, et àrelever ses rapports de liaisons avec les référents qui ont causé sa nécessité,et peu importe qu’elle soit impressive ou expressive (appelons nécessité le

    modèle du dessin, sa cause, son origine, qui n’apas à être vissé dans le monde des choses maispeut tout aussi bien se loger dans un commen-taire de celui-ci, une idée poétique, une propul-sion du dessin lui-même comme filet continu dudevenir, une rêverie).Pratiquer le monde : voilà ce que fait le dessina-

    teur, pratique spéculative qui ne s’antépose pas au monde deschoses mais participe pleinement à sa réalisation, son expansion.Le dessin comme pratique du monde est plus qu’une liaisonentre des quelconques disegno interno et esterno, il est ce quijustifie même qu’il y ait une idée du dessin et ce qui rend possi-ble le monde de la connaissance par lui. Il conduit la danse.Même si l’évocation d’une image mentale a toujours cours au-jourd’hui, il ne faut pas prendre trop au sérieux ce qu’elle pré-tendrait dire d’un processus de représentation, mais plutôt

    comprendre en quoi les relations de tous ces modes de l’image se pour-suivent, bien au-delà des problèmes liant leur identité, pour trouver unprincipe d’homothétie commencé avant l’image, et se poursuivant au-delàde sa fonction supposée : « Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, tou-jours originale dans ses mesures. Qu’il s’agisse du corps humain ou decelui des animaux, de plantes ou d’édifices, de sculpture ou de peinture,on saisit la relation du tout aux parties, des parties entre elles et avec letout. De cette appréhension se forme un concept, une raison, engendréedans l’esprit par l’objet, dont l’expression manuelle se nomme dessin.Celui-ci est donc l’expression sensible, la formulation explicite d’une notionintérieure à l’esprit ou mentalement imaginée par d’autres et élaborée enidée ».Vasari, ici dans ses Vite, fragmente encore la séquence, rendant plus insai-

    sissable le chemin qui conduit du regard à lamain : cognizione, concetto, giudizio puis dise-gno allongent la chaîne qui tient à distance laforce impressive et attèlent plus que jamaisl’image à un vocabulaire métaphysique.28

  • cidentale de l’origine et de la métaphy-sique. «La vieille théorie de la connais-sance — ou, comme on l’a traduite pluslourdement pour les besoin de la languefrançaise, la gnoséologie — a pour pré-condition une critique de Narus, leconnaissant: du Narrator. La théorie dela connaissance présuppose une théoriede la narration» (Ibid., p. 35). Un modehistorique de la pensée et de ses retoursd’aventure, au sens du survivant, del’hérétique : ce beau menteur qui vientde loin. La fiction, science de la survie?Le récit recouvrirait-il, dans ses thèmeset dans son fonctionnement, une démo-nologie travaillant en dehors descroyances institutionnelles, comme lapoésie, de loin en loin, travaille en de-hors de la philosophie? Superstition estaussi un retournement de la vérité, unecontre-réalité, une fausse croyance.Voire, une folie au sens allemand de Narrpour dire le fou.

    Contre le récit, le récitatifLe récitatif, c’est la parole qui travailledans l’écriture : un je traversierdu langage. Par exemple,concernant Lycaons d’Alex Bar-bier, Jacques Dürrenmatt parled’un « long récitatif à la pre-mière personne» (Dürrenmatt,p. 41) structurant l’ensemble del’album. Les rapports je/tu dudiscours traversent le il de lanarration et transcendent l’orga-nisation globale de l’ouvrage. Etcomparant la recherche de Bar-bier aux expériences d’écritur ede Jean-Jacques Schuhl, Dürren-matt parle fort justement d’une«forme de déflagration énoncia-tive» (Ibid., p. 141). La signi-fiance du sujet est première parrapport au récit ; elle mène l’ac-tivité signifiante. C’est, en effet,de la configuration d’ensemble— du sujet continu du socialdans le langage — que l’œuvre

    évolue et devient elle-même incertitudesuffisante pour faire que d’autres soientsujets, que l’œuvre agisse. C’est-à-direqu’elle ne soit pas un produit donné ausens d’ergon mais qu’elle soit energeia,activité, pour reprendre la différence deWilhelm von Humboldt (Introduction àl’œuvre sur le Kavi, p. 183): une œuvreest d’abord action avant d’être représen-tation. C’est cette action de l’œuvre qui,se faisant, découvre le récit de ses pro-pres moyens qui constitue le récitatif.Que l’œuvre agisse signifie qu’elle trans-forme l’autre en sujet, qu’elle appelle latransformation de la pensée; autrementdit, que le sujet soit «force de langage».

    Pour cela, la voix est décisive du sujet.Elle fait le chant du corps-langage àl’œuvre dans les transformations dusens. Et le chant est continu du poème,à l’image de la psalmodie des mystiques:elle cherche la transe, la traversée, lebouleversement: elle porte le corps en-tier dans son rythme. Comment enten-dre le sujet du poème, cet imperceptibledu sens dont le rythme tient autant au

    langage qu’au corps? Le récitant branditici le corps comme une arme de démo-bilisation, il met au défi de l’écoute, cettedifficulté de l’autre dans le langage.«Écoute qui est d’abord la recherche durécitatif contre toutes les habitudes nar-ratologiques» dit Serge Martin dans l’at-tention qu’il porte à l’invention du sujetcomme relation dans le langage (Poé-tique de la voix en littérature de jeu-nesse...).

    Le récitatif montre l’oralité à l’œuvre,non pas pour elle-même, mais pour faireplace à l’invention d’autres sujets, à denouveaux corps-langages pour penser:c’est la place de l’autre dans la pensée.Comme la récitation est à l’enfancel’exercice de l’oralité du poème, le réci-tatif suppose l’implication de ce que faitle poème du sujet dans les représenta-tions données, face à l’autorité des ré-cits. Il est une résistance au sens,c’est-à-dire qu’il surgit de l’intérieur dulangage. C’est dire si, malgré son succèscomme forme narrative, quelque chosedoit rester minoritaire dans la bande des-

    sinée. Elle doit aussi tenir lepoème contre l’ordre des dis-cours, tenir le poème contre«la réduction des historicités àdes récits, de sorte que lathéorie est le méta-récit deces récits. Une généalogiedont la déshistoricisation estla fiction» (Meschonnic, Lesétats de la poétique, p. 198).Or la bande dessinée n’a rienà céder à l’historique sousprétexte de distraction. Ellen’a que faire d’être la fictiondu sens et de disparaître aussivite que les modes du récit.Son poème n’est pas d’êtredécoratif comme une imageou de se poser la question desforces rhétoriques en pré-sence. Si ce n’est à jouer del’esthétique et à produire del’air du temps.

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  • C’est une BD jouée, au bord de son évanouissement, ou plutôtc’est l’évanouissement de la BD fixé sur le papier et se rejouantsans cesse sans lui-même s’évanouir, un vertige épinglé sur sonpropre baptême. Quelle stratégie pour tout carter ? Transfor-mer les cadastres en puzzle et rabouter des pans d’ordonnan-cement péris. Alors qu’est-ce que le livre ici ? C’estpourtant l’infrangible, c’est encore du ca-dastre réduit à s’exhiber dans tout son ar-bitraire. Le texte haché, les mots coupéset strips tronqués montrent littéralementle geste décisoire discrétisant toute unitégraphique ou textuelle, mais ce gestereste ici absent ou plutôt congédié : cou-per cartes et textes n’est pas un nouvelacte de cadastrage parce que la coupe estquelconque, que ses unités mêmes le sonttout en restant particularisées, parce quele cadastre est conjuré au profit d’un non-choix supérieur, d’une noluntas, une no-lonté qui tranche mais qui ne choisit pas.Cette construction par désassemblage estune sorte de collagisme en braille, de cut-up mécanique ou de zen qui couperait,cut-toil, toil-up. Le texte n’a en droit pasplus de début de fin ou de structurephrastique que la carte n’a de bord, toutfile et s’invagine en deux indéfinis. Lesplanches de Largier (notamment dans larevue 1.25) peuvent être vues comme deslivres d’une page, ou des livres potentielsavalés dans l’unicité d’une carte qui ne serait elle-mêmequ’une vaste page et fragment d’un plus grand ensemble, carteet page à la fois. Le cadastre fait plus simple : il décrète la limite d’un dernierensemble, et rend ses éléments visibles pour y ensevelir lacarte, pour faire que le visible cèle l’invoyable. Mais un cadas-tre ne naît pas seul. L’encadastrage est une opération étatique,et l’État est à chaque niveau de la vie un grand Encadastreur,omniprésent mais acentré18. L’État n’est pas une forme ou unestructure, c’est d’abord une puissance de schématisation gé-nétique et inengendrée, et c’est le schématisme incorporé quipermet de parler d’étatisme du livre, de l’art ou du sujet, quandbien même ils naîtraient dans la plus grande des marginalités

    ou la plus lointaine sauvagerie. Il y a un étatisme du livre,comme il y a des sujets qui ne sont que de l’État vivant, nonpas des hommes d’État, mais bien l’État fait homme ou, pourmieux dire, de l’État incarné. La guerre aussi s’est étatiséequand elle est devenue la conjonction du territoire, de la po-

    pulation et de la production19 ; l’étatismede la BD lui est homologue, c’est laconjonction du territoire (espace gra-phique), de la population (fiction incarnéecomme personnage), et de la production(culture du sens et croissance de la déno-tation), opérée au profit d’une économierectrice de la signifiance. Quand la BDn’est plus que ce co-ordonnancement deprocédés composites indexés sur la mêmeéconomie de signifiance, quand texte des-sin et personnages ne sont que des varia-bles hypostasiées d’un même segmenténonciatif invariable de nature, quand legraphique, le textuel et les figures se ra-battent uniment sur la même dénotation,sur le même énoncé fonctionnel dont ledessin et le texte ne sont qu’une incarna-tion traductrice, alors c’est un petit Étatqui naît, qui coordonne, régit, assermentetous les procédés du sens pour en faire dela signification unitaire et saturée. C’estun étatisme du vrai et de l’identificationperpétuelle, qui subsume l’adventice dusens à cet unique mot d’ordre qu’est leréalisme de la signifiance, ou la fiction

    comme pure valeur de communication. Alors les personnagesfont redondance du texte et le texte du dessin, et tout récipro-quement pour boucler l’énoncé réaliste du fictif. On peut dis-tinguer trois sortes de fictions : celle dont l’énoncé est réaliste,celle dont l’énoncé est fictionnel, celle qui n’a pas d’énoncé.La première est celle de l’État (réalisme et énoncé), la secondecelle du mythe (onirisme et lignage), la troisième est poïétique(désaxe et carte)20. C’est cette fiction qui se déploie ici : en é-cartant les cadastres,Des combats éconduit cet étatisme et opère la disjonction desprocédés de la BD, qui ne font plus conjonction mais s’incor-porent les uns aux autre pour faire naître un entre-sens : lelivre disjoint l’espace et ce qui le peuple (territoire et popula-

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